Le Tribunal Populaire : Quand les Réseaux Sociaux Influent sur la Justice

“On les taquine, mais les femmes on les respecte, ne crois surtout pas qu’on aime cette image dégradante. C’est super triste, moi je pense à ma sœur, la meilleure supportrice tout en haut des gradins.” 

Nekfeu, dont le troisième album a enregistré 11,8 millions de streams sur Spotify en 24h, est un artiste phare du rap français. Que ce soit dans ses textes, ou lors de prises de parole en public, l’artiste est notamment apprécié pour ses  dénonciations des violences faites aux femmes. Pourtant, les accusations graves récemment portées contre lui questionnent non seulement son image, mais aussi le rôle de l’opinion  publique au vu de sa popularité. L’affaire a commencé le 3 novembre 2024 sur X (anciennement Twitter), lorsque Florence Fekom, l’avocate de l’ex-femme du rappeur, publie un communiqué révélant des accusations de viols et de violences conjugales. Elle explique qu’après des années de silence, sa cliente ne “dispose plus d’autre choix que de partage​​ cette affaire publiquement, au vu du traitement judiciaire différencié dont elle pâtit depuis plusieurs mois.” Le jour suivant, le rappeur dément tous les faits sur X par le biais de son avocate, parlant d’un “communiqué entièrement mensonger et diffamant”. Innocent ou coupable, sa situation prend en tout cas une teinte ironique pour l’artiste qui déclarait en octobre 2017 sur le plateau de TMC  qu’“Il n’y a pas de fumée sans feu”. Il voulait alors souligner que les accusations de ce type sont souvent fondées.

Cette affaire pose une question essentielle : à quel point les réseaux sociaux peuvent-ils influencer non seulement l’opinion publique, mais aussi le déroulement des procédures judiciaires ? La justice de nos démocraties peut-elle souffrir d’un second tribunal improvisé derrière nos écrans ? Me Solène Roquain-Bardet, avocate française pénaliste au barreau de Bordeaux, répond à ces interrogations.

Quand les Réseaux Sociaux s’invitent dans la Salle d’Audience

L’opinion publique, amplifiée par l’omniprésence des réseaux sociaux, exerce une pression croissante sur la justice. Pourtant, avec cette utilisation se perd aussi le goût de la nuance dans les débats, au profit d’une polarisation de l’opinion publique. Dans l’affaire Nekfeu, les accusations ont rapidement divisé l’opinion publique et entraîné des appels au boycott sur différentes plateformes telles qu’Instagram ou X, avant même que la justice, la vraie, ne soit prononcée. Ce phénomène de plus en plus courant pose une série de défis juridiques, notamment en matière de respect de la présomption d’innocence pourtant garantie par l’article 9-1 du code civil en France, et par l’article 06.2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Lorsque le public veut prendre la place du juge, et que les utilisateurs des réseaux sociaux organisent leurs propres procès, les fondements mêmes d’une justice efficace sont mis à l’épreuve. Un rapport du Sénat de 2021 révèle ainsi que plus de la moitié des Français admet ne pas connaître le fonctionnement du système judiciaire et des procédures juridiques. Pourtant, sur X et autres plateformes, les jugements s’enchaînent souvent sans preuves, et l’émotion prend le pas sur la raison. 

“Tout s’enflamme très vite sur les réseaux sociaux” : Témoignage d’une Avocate Pénaliste

Solène Roquain-Bardet, avocate en droit pénal inscrite au barreau de Bordeaux en France, partage son expérience sur ces effets dévastateurs. Elle souligne que “tout s’enflamme très vite sur les réseaux sociaux”, rendant le travail d’enquête plus complexe. Elle cite notamment l’affaire du petit Grégory, un célèbre dossier criminel français des années 1980 concernant l’enlèvement et le meurtre d’un enfant de 4 ans, où la surmédiatisation a influencé chaque étape judiciaire.“Aujourd’hui, on est encore plus loin dans le côté démentiel, ce qui nécessite une froideur et une distance extrême de la part des magistrats,” explique-t-elle.

Pour revenir à l’affaire Nekfeu, elle met également en garde contre la publication d’accusations sur les réseaux sociaux par des avocats, qu’elle considère comme “scandaleuse”. Elle estime que ces comportements sont contraires aux règles déontologiques, et en dehors du serment que prête toute personne exerçant cette profession en France. Inscrit dans l’article 3 de la loi de 1971 , il impose de respecter les principes de dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Publier des accusations sur les réseaux sociaux contrevient donc à ces principes en  alimentant le tribunal de l’opinion publique, au détriment du respect de la présomption d’innocence et de la discrétion professionnelle. L’avocate estime que de telles pratiques peuvent entraîner des sanctions disciplinaires allant du simple avertissement aux suspensions temporaires ou définitives de l’exercice de la profession d’avocat.

De plus, rendre une affaire publique sur les réseaux sociaux peut directement influencer les jurés, qui ont un rôle important dans les cours d’assises françaises. En France, cesont des citoyens tirés au sort sur les listes électorales, appelés à juger les affaires criminelles les plus graves, comme les meurtres, viols ou actes de terrorisme. Bien qu’il leur soit demandé de ne pas consulter les médias pendant un procès, ils ne sont pas privés de leurs téléphones, et tout y est accessible en ligne. Comment peuvent-ils alors rester neutres? 

Les Implications pour le Système Judiciaire

L’émergence d’un tribunal populaire soulève des questions fondamentales sur l’avenir de la justice. Le concept de responsabilité publique en France renvoie à l’idée que les citoyens ont un rôle à jouer dans la surveillance des institutions, y compris la justice, en dénonçant d’éventuelles injustices et en alimentant le débat public. ​​Les réseaux sociaux sont une plateforme idéale et évidente pour cette mobilisation citoyenne, en   rendant visibles des problématiques parfois ignorées par la justice–accordons-leur donc cette vertu. 

Mais cette notion peut être détournée lorsque l’opinion publique, alimentée par des informations biaisées ou partielles, se substitue au rôle des juges. Les experts mettent en garde contre une amplification des préjugés et des atteintes à la vie privée des accusés comme des victimes. Alors, comment réguler, les réseaux sociaux sans porter atteinte à un autre fondement de nos démocraties : la liberté d’expression ? Actuellement, en France, les réseaux sociaux bénéficient d’un cadre juridique qui limite leur responsabilité quant aux contenus publiés par les utilisateurs. Cette protection repose notamment sur la directive européenne sur le commerce électronique de 2000, transposée en droit français, qui distingue les hébergeurs de contenu (entreprises qui rendent un site web accessible aux internautes en permanence via l’accès à un serveur) des éditeurs. Les hébergeurs, notamment les réseaux sociaux, ne sont pas considérés responsables des propos tenus sur leurs plateformes tant qu’ils n’ont pas été informés de leur caractère illicite. Cependant, si un hébergeur est officiellement notifié de la présence d’un contenu illicite et qu’il ne prend pas les mesures nécessaires pour le retirer ou en restreindre l’accès, sa responsabilité civile et pénale peut être engagée. Les hébergeurs pourraient donc être soumis à la prévention de diffusion de contenus haineux ou diffamatoires. Des sanctions financières importantes, comme des amendes, voire des sanctions pénales, pourraient être envisagées en cas de non-conformité.Ce cadre montre ses limites face à l’impact des réseaux sociaux sur les affaires judiciaires. Des députés français se mobilisent pour proposer des lois instituant une plus grande responsabilité pour les hébergeurs. Mais qu’en disent les patrons des plus grands réseaux sociaux ? Elon Musk (X) et Mark Zuckerberg (Meta) ont déjà choisi leur camp : la liberté d’expression à tout prix. 

 

Screenshot d’un tweet d’Elon Musk sur X, février 2024, ‘La liberté d’expression est le fondement de la démocratie. C’est pourquoi il s’agit du premier amendement. Sans liberté d’expression, tout est perdu.’

 

Entre Justice et Réseaux, Trouver l’Équilibre

L’affaire liée au rappeur Nekfeu illustre les tensions actuelles entre une justice institutionnelle fondée sur des preuves et des procédures, et une justice populaire n’ayant ni garde-fous, ni limite. Selon l’avocate Roquain-Bardet, “Il n’y a pas de décision de justice sans preuves, et ces tribunaux populaires qui ne sont qu’émotion et rumeurs travaillent sans ces dernières”

Les fuites médiatiques entravent le déroulement des enquêtes en permettant à des accusés d’effacer des preuves ou de coordonner des témoignages. Toutefois, rien n’indique qu’ils influencent directement les magistrats ou enquêteurs, dont le cadre de travail est ancré dans une méthodologie stricte. Les jurés, eux, peuvent être plus perméables. Ils n’ont pas les mêmes outils pour filtrer les informations non pertinentes ou biaisées. Accusés, jurés ou avocats doivent souvent naviguer dans un contexte où chaque décision est scrutée et commentée en temps réel. Ainsi, la médiatisation excessive peut influencer les décisions judiciaires, notamment en renforçant la sévérité des sanctions lorsque l’opinion publique exerce une forte pression.

Cela pose la question du rôle que devrait jouer la justice face à une opinion publique de plus en plus influente et immédiate. Dans un tel contexte, préserver la neutralité et la dignité du processus judiciaire devient un défi que nos sociétés devront relever.

 

Édité par Camille Tavitian.

Image de tête: La photo ‘Nekfeu Live Concert @ Festival Les Ardentes Liège-9985’ par Kmeron est licencée sous CC BY-NC-ND 2.0.

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