Les kurdes en Syrie : alliés de circonstance pour les États-Unis
Lassés de situations inextricables dans des zones de conflits perpétuels, cycliques ou ponctuels, de l’Afghanistan à l’Irak en passant par la Syrie ou la Libye, les États-Unis semblent préférer déserter militairement plutôt que trouver des solutions politiques durables. Ainsi, la décision de Donald Trump de rompre l’alliance américaine avec les Kurdes et son retrait des territoires investis au Moyen-Orient a redéfinit la carte géo-politique pour le pire. Les victimes du décret américain sont avant tout les combattants kurdes en Syrie, qui représentent pourtant les partenaires indéfectibles de l’Occident dans le combat contre le djihadisme. Livrés à eux-mêmes, ce derniers se retrouvent à présent coincés entre l’avancée turque sur leur territoire et le gouvernement syrien de Bachar el-Assad. En les abandonnant, les États-Unis ont non seulement démontré que les Kurdes étaient avant tout des alliés de circonstance, mais on aussi remis en question leur propre statut d’allié de confiance.
Les Kurdes, qui constituent le quatrième groupe ethnique du Moyen-Orient et la plus grande nation sans État dans le monde, sont un peuple apatride présent en Turquie, en Syrie, en Iran et en Irak. Malgré la promesse internationale d’un Kurdistan unifié faite au lendemain de la chute de l’Empire ottoman, celle-ci n’a jamais vu le jour. Pire, les Kurdes sont perçus comme une menace pour l’intégrité territoriale des pays où ils représentent une minorité et ont souffert . En Syrie, ils ont vécu des décennies de marginalisation et d’oppression de la part du régime. À l’aube de la guerre civile, en 2011, ils étaient restés relativement « neutre », avant de bénéficier du chaos généré par le conflit.
Ayant établi une administration autonome dans le nord de la Syrie, les Kurdes se sont rapidement imposés en tant qu’élément clé de la stratégie politique et militaire américaine. Tandis que l’Union démocratique des peuples (PYD) a émergé en tant que force politique majeure, sa branche armée, les Unités de protection du peuple (YPG), s’est allié aux États-Unis dans la lutte contre Daesh, l’organisation de l’État islamique. Depuis le début de la guerre, la lutte contre le groupe terroriste a été une occasion pour les Kurdes de défendre leur territoire récemment acquis, ainsi que d’obtenir une légitimité sur la scène internationale. En effet, leur combat leur a valu une réputation internationale en tant que l’une des forces terrestres les plus efficaces contre le groupe terroriste, ainsi qu’une alliance fructueuse avec des puissance mondiales.
Du côté américain, la menace que posait Daesh pour la région et pour le monde ne pouvait pas être ignorée. Une coalition internationale, sous la conduite des État-Unis, s’est donc mise en place dès l’été 2014. Avec le soutien de Washington, les forces kurdes appartenant au YPG se sont associées à des groupes arabes et ont créé les Forces démocratiques syriennes (FDS)en 2015. Depuis lors, des combattants kurdes ont dirigé l’alliance, qui a joué un rôle crucial dans la chute de l’organisation État islamique. L’alliance américano-kurde était donc stratégique dans la mesure où les intérêts kurdes et américains dans la région se rejoignaient.
Durant ces cinq dernières années, les Kurdes n’ont cessé de réaffirmer leur statut d’alliés-clé dans la reconquête des territoires contrôlés par Daech. Épaulés par les États-Unis, ceux-ci sont parvenus à repousser l’organisation terroriste de la ville de Kob en janvier 2015, alors que celle-ci était prête à tomber sous la bannière du califat. Par la suite, en juillet 2016, les Kurdes ont repris la ville stratégique de Manbidj, avant de faire tomber Rakka, la capitale syrienne du califat, en octobre 2017. Enfin, le 23 mars 2019, les FDS ont annoncé la chute du dernier bastion de l’organisation Etat islamique à Baghouz, dans le Nord syrien. Bien que le danger djihadiste demeure présent en Syrie et en Irak, l’organisation avait effectivement perdu son « califat » autoproclamé.
Suite à la chute de Daesh, le président américain a annoncé début octobre, à la surprise générale et dans un revirement majeur de la politique américaine, le retrait de ses troupes du nord de la Syrie. Ayant estimé que les objectifs finaux des États-Unis dans la région avaient été atteints, Trump a déclaré dans une série de tweets qu’il était « temps de sortir » et de laisser les autres « gérer la situation ». À travers ce décret, Trump a renforcé l’idée que les combattants kurdes des Forces démocratiques syriennes étaient avant tout été des alliés de circonstance, et donc éphémères, du point de vue des États-Unis.
L’annonce de Trump a aussitôt été confrontée à un torrent de critiques venant aussi bien de la part de démocrates, que de la part de républicains, deux camps généralement profondément divisés. Même Lindsey Graham, l’un des plus fidèles alliés du dirigeant américain, a dénoncé « une grande victoire pour l’Iran, Assad et l’organisation État islamique », tout en regrettant le choix « d’abandonner les Kurdes. ». Selon les médias américains, la décision donne à la Turquie le « feu vert » pour attaquer les forces kurdes. Par ailleurs, certains officiers des forces spéciales américaines ayant combattu aux côtés des Kurdes ont déclaré éprouver de profonds remords quant à l’ordre d’abandonner leurs alliés. « Ils nous ont fait confiance et nous avons brisé cette confiance, » a déclaré l’un d’entre eux, « c’est une tache sur la conscience américaine. »
La réponse des Kurdes eux-mêmes était tout aussi austère. « La pire chose dans la logique militaire et les camarades de tranchée est la trahison », a déclaré Shervan Darwish, un officier des Forces démocratiques syriennes. L’alliance brisée a en effet eu pour conséquence de laisser les combattants kurdes à la merci des Turcs, qui se sont empressé de lancer une offensive dans le nord de la Syrie. Le retrait américain présente une opportunité inespéré pour le président turc Erdogan, qui considère le PYD comme une menace en raison de ses liens avec un mouvement séparatiste kurde en Turquie. Les Kurdes accusent la Turquie de procéder à un « nettoyage ethnique » dans le nord-est de la Syrie. « Vous nous laissez nous faire massacrer », a accusé le général kurde Mazloum Kobani lors d’une réunion avec des responsables américains.
Selon l’écrivain Patrice Franceschi, ce retrait des troupes est non seulement « une faute morale », mais également « une faute politique ». En plus d’abandonner les Kurdes syriens après qu’ils aient sacrifié 11 000 hommes et femmes dans la lutte contre Daech, les États-Unis ont ébranlé les dynamiques géopolitiques dans la région, avec des répercussions contraires aux intérêts même de Washington. Ne sachant vers qui d’autre se tourner, les forces kurdes ont annoncé le 13 octobre un nouvel accord avec le gouvernement de Damas, un ennemi juré de Washington soutenu par la Russie. De plus, la politique de retrait compromet les gains durement gagnés contre l’État islamique et ouvre potentiellement la porte à son retour, avec le sort des prisonniers restant incertain.
En se retirant de la Syrie sans planification ni coordination préalable, et en abandonnant les Kurdes, les États-Unis compromettent leur statut d’allié de confiance. L’Institut Montaigne, un think tank français, avance que la « désertion américaine » place la France devant de « terribles dilemmes », qu’il s’agisse de leurs ressortissants présents sur le terrain ou de la résurgence de Daesh en Syrie. Selon Joseph Votel, ancien chef du Commandement central américain en charge de la supervision de la campagne contre Daesh, cette politique d’abandon « nuira gravement à la crédibilité et à la fiabilité américaines dans tous les combats futurs » où les État-Unis aurons besoin « d’alliés puissants ». En somme, le gouvernement Trump a envoyé un message clair à ses alliés en abandonnant les Kurdes : Vous feriez mieux de prendre soin de vous même, car les États-Unis ne seront pas là pour vous défendre, à moins que vous n’ayez payé en espèces à l’avance.
Image de couverture: Un soldat américain à Qayyarah West Airfield, Iraq – L’armée américaine supporte la coalition contre ISIS – Domaine public
Edité par Salomé Moatti