Les métaux, oubliés du débat sur la « transition » énergétique
La crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine comme la sécheresse inédite qu’a connue la France cet été ont constitué d’énièmes rappels de l’urgence d’accélérer la transition énergétique. D’abord pour répondre aux impératifs climatiques, mais également pour réduire la dépendance française à des états étrangers dont les intérêts seront probablement divergents dans un monde en tension croissante. Alors que la sécheresse a continué de frapper durement la France, la rentrée politique a été marquée par une accélération du gouvernement d’Emmanuel Macron sur la question des énergies renouvelables (inauguration du parc éolien maritime de Saint-Nazaire) et des nouvelles formes de mobilité (objectif de production de 2 millions de véhicules électriques d’ici 2035).
Mais cette réponse à la crise climatique par l’innovation technologique suffira-t-elle à régler tous nos problèmes? Il serait tentant de croire qu’une transition massive vers les énergies renouvelables (EnR) et l’électrique nous débarrasserait du problème de disponibilité des ressources (car les renouvelables sont par définition inépuisables), qu’elle simplifierait la géopolitique énergétique (car il n’y aura plus de concurrence d’usage entre pays), et qu’elle nous permettrait d’accéder à la neutralité carbone (car ce sont des énergies dites « propres »). Bref, qu’il serait possible de continuer à marcher paisiblement sur le chemin d’une société de consommation effrénée… tout en polluant moins! Hélas, la réalité est comme toujours bien plus complexe. C’est pourquoi il est essentiel de rester lucide pour ne pas tomber dans le piège qui consisterait à considérer la technologie et les énergies « vertes » comme solution miracle au problème climatique. Cela ne ferait que retarder notre capacité d’adaptation.
Une « transition » énergétique… vraiment ?
La première clarification importante concerne le terme de « transition » énergétique. Ce dernier est trompeur car la consommation énergétique actuelle s’apparente pour l’instant bien plus à un « empilement énergétique » qu’à une « transition.» Comme souligné par l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire n’a jamais connu de réelle « transition » énergétique. Les grandes « transitions » énergétiques sont toujours le résultat d’une addition plutôt que d’une succession. Autrement dit, les nouvelles sources primaires d’énergie viennent s’ajouter aux préexistantes. C’est ainsi que contrairement aux idées reçues, l’avènement du pétrole au début du XXe siècle n’a pas chassé le charbon dont la consommation mondiale a atteint son pic en 2014.
En ce sens, il n’existe donc aucune source d’énergie réellement « propre.» Face à la montée en puissance des EnR, de l’électrique dans les transports et du nucléaire, il est crucial de ne pas considérer le problème climatique comme résolu. En effet, bien que les EnR et la voiture électrique réduisent significativement les émissions de CO2, leur déploiement à grande échelle s’appuie sur une consommation considérable d’une famille de ressources encore trop négligée par le débat sur la transition énergétique : les métaux.
Un combo « EnR + électrique » qui ne règle pas le problème de disponibilité des ressources
Soyons clairs, le recours aux EnR et à la voiture électrique sera essentiel pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre dans un futur proche. Néanmoins, il s’agit d’être conscient des conséquences de leur développement à grande échelle. Celui-ci nécessitera de relier des milliers d’éoliennes, de panneaux solaires, et de dispositifs de stockage à des réseaux intelligents (smart grids) permettant d’équilibrer à tout moment l’offre électrique intermittente des EnR avec la demande.
Pour Philippe Bihouix, ingénieur dont la parole est l’une des plus actives en France sur la question des métaux, « un tel macro-système technique sera basé sur de nombreux équipements high tech, bourrés d’électronique et de métaux rares. » À titre d’exemple, le cabinet de conseil McKinsey estime que la production d’un térawatt-heure d’électricité à partir d’énergie solaire et éolienne pourrait consommer respectivement 300% et 200% de ressources minérales de plus que la même production obtenue à partir d’une centrale électrique au gaz. À l’échelle mondiale, le déploiement massif des EnR va donc nécessiter l’extraction de quantités gigantesques de métaux. Ainsi, qu’il s’agisse de métaux de base déjà largement exploités comme le cuivre, ou de métaux plus rares, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit une explosion de la demande en métaux durant la prochaine décennie. Pour ne rien arranger, l’usage peu sobre que nous faisons de ces ressources (la moitié des véhicules électriques en 2021 étaient des SUV) ne fera qu’accentuer la pression sur la disponibilité de ces ressources.
Face à une demande exponentielle, l’offre, elle, semble plus qu’instable. En effet, une étude de McKinsey nous apprend que pour limiter le réchauffement climatique au seuil de 1,5°C en 2050 (le scénario « Accord de Paris »), la croissance de l’offre en métaux devrait radicalement accélérer pour espérer répondre à la demande. Par exemple, la croissance de l’offre de mines de lithium pendant la décennie 2020-2030 devrait être multipliée par sept par rapport à la croissance observée entre 2010 et 2020.
Le défi industriel se révèle immense pour plusieurs raisons. La mise en exploitation de nouvelles mines requiert des volumes d’investissements colossaux. La même étude estime par exemple que voir l’offre de cuivre et de nickel répondre à une croissance de la demande à la hauteur d’un scénario « Accord de Paris » nécessiterait des dépenses d’investissement cumulatives allant de 250 à 350 milliards de dollars d’ici 2030. On peut douter de la possibilité de voir une telle croissance des investissements dans l’ouverture de nouvelles mines quand on sait que ceux-ci représentent un pari long, risqué et coûteux. En effet, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), la mise en exploitation d’un tout nouveau gisement minier prend en moyenne vingt à trente ans, et de nombreux projets d’exploration minière n’aboutissent à aucune mise en exploitation. De plus, les gisements les plus riches et les plus proches de la surface ont logiquement été exploités en premier, c’est pourquoi les nouveaux gisements ont une teneur en minerais plus faible. Il faudra donc à l’avenir extraire un toujours plus grand volume de roches pour extraire une même quantité de métaux. Cela nécessitera plus d’énergie, coûtera plus cher et laissera plus de résidus polluants.
On l’aura compris, le défi planètaire consistant à faire face à une disponibilté décroissante des ressources s’apparente à un cercle vicieux. Une situation parfaitement résumé par Philippe Bihouix dans L’âge des low-tech (Seuil, 2014):
«Nous pourrions nous permettre des tensions sur l’une ou l’autre des ressources, énergie ou métaux. Mais le défi est que nous devons maintenant y faire face à peu près en même temps: plus d’énergie nécessaire pour des métaux moins concentrés, plus de métaux nécessaires pour une énergie moins accessible.»
Comme la demande en ressources minérales risque d’être bien supérieure à l’offre, on peut légitimement se questionner : pourquoi ne pas recycler les métaux extraits afin de limiter la demande? Malheureusement, bien que nécessaire, le recyclage n’apporte qu’une solution très insuffisante au problème.
D’abord, certains métaux sont perdus à jamais dans des « usages dispersifs » comme les cosmétiques et peintures. Ensuite, si le recyclage est une option facilement applicable pour les métaux de bases (aluminium, cuivre, zinc…), c’est un processus qui devient très compliqué lorsqu’il s’agit de recycler des métaux présents en très petites quantités dans des produits industriels. En effet, face à des technologies qui font appel à des produits toujours plus complexes, il devient très difficile d’identifier, séparer et récupérer des matières premières qui sont donc majoritairement perdues. Enfin, un recyclage n’est jamais efficace à 100% et de la matière est perdue à chaque cycle de recyclage. L’ADEME nous apprend ainsi que « pour un recyclage efficace à 80%, au bout de 5 cycles il ne reste plus que 33% de la matière initiale. »
Le basculement des fossiles vers les EnR et l’électrique ne nous libère donc pas du problème physique de disponibilité des ressources. Si un épuisement géologique des métaux n’est pas à craindre au cours du prochain siècle, la fin de l’extraction facile et de la disponibilité abondante, elle, est très probable. Ainsi, afin de continuer la transition énergétique, il sera nécessaire d’intensifier l’extraction minière en explorant des gisements toujours plus profonds. Une telle activité ne sera pas sans conséquences environnementales…
Derrière cette « transition » énergétique, beaucoup d’eau et d’énergie
Autre grande oubliée des débats entourant la transition énergétique, l’eau est indispensable à l’exploitation minière, qui génère en retour de nombreuses externalités (comme les drainages acides) sur cette ressource. L’usage de l’eau risque de devenir problématique pour l’industrie minière dans un futur proche. En effet, pour de nombreux métaux, l’extraction et la production a lieu dans des pays déjà confrontés à un fort stress hydrique, une situation dans laquelle la demande en eau dépasse les ressources en eau disponibles.
Extrêmement gourmande en eau, l’industrie des terres rares illustre bien cette problématique. Ensemble de 17 métaux loués pour leurs propriétés exceptionnelles, les terres rares sont présentes en quantités importantes dans de nombreux produits de haute technologie comme les aimants permanents présents dans les éoliennes off-shore. Selon les calculs de l’institut IFP Énergies Nouvelles, « dans un scénario climatique contraint » la consommation d’eau de l’industrie australienne des terres rares (troisième producteur mondial) pourrait représenter en 2050 jusqu’à plus de deux tiers de la consommation totale d’eau de tous les secteurs industriels du pays en 2015… Dans un pays où les terres rares sont loins d’être les seuls métaux extraits à grande échelle (nickel, cuivre, cobalt, lithium…), et où les sécheresses s’intensifient, la question de l’usage de l’eau risque de de devenir explosive.
La transition énergétique nécessite la mondialisation, accentuant les problèmes de dépendance énergétique
Comme mentionné plus tôt, un basculement vers les EnR et l’électrique requiert une production qui fait appel à beaucoup d’énergie et de ressources, mais dans une économie mondialisée comme la nôtre, produire n’est pas tout. Aujourd’hui, les chaînes de valeurs liées à la transition énergétique sont majoritairement concentrées en Chine. Selon l’AIE, le pays possédera 70% des capacités mondiales de production de batteries d’ici 2030, alors que pour la production de panneaux solaires, c’est déjà plus de 80%. Produits loin d’Europe, les batteries, les panneaux solaires et les voitures électriques ne feront malheureusement pas le trajet en char à voile. En effet, l’énergie utilisée dans le secteur du transport est encore aujourd’hui largement dominée par le pétrole. Comme le résume Jean-Marc Jancovici, « il s’avère donc que pour gérer la décarbonation par des voies essentiellement ‘technologiques’ nous avons besoin de la mondialisation… qui est carbonée. »
Dans un tel contexte, on peut également se demander comment l’Europe et la France pourront espérer prétendre à une souveraineté énergétique accrue grâce au combo « EnR + voiture électrique, » sans une relance minière massive en France, et plus largement sur le Vieux Continent (l’Union européenne ne produit qu’environ 3% du volume mondial de métaux).
En effet, si l’Europe dépend fortement de l’étranger pour ses approvisionnements en énergie fossile, cette dépendance a le mérité d’être partagée entre plusieurs pays. A l’inverse, pour les EnR et l’électrique, cette dépendance se concentre sur un nombre de pays très restreints (République démocratique du Congo, Australie, Chili, Afrique du Sud…) dont la Chine fait partie. Se rendre trop dépendant d’un régime non-démocratique est dangereux. Alors que l’Europe doit toujours subir les conséquences de sa dépendance énergétique à la Russie, se jeter dans les bras d’une Chine plus aggressive militairement, moins ouverte économiquement et plus autoritaire que jamais est un risque géopolitique. La prise de conscience commence à s’amorcer en Europe et en France, avec la décision du gouvernement Macron de consacrer 1 milliard d’euros d’investissements dans les métaux stratégiques et l’ouverture d’une première mine de lithium sur le sol français. Néanmoins, cette relance minière en Europe ne sera pas suffisante pour couvrir les besoins européens en métaux, elle sera longue et elle se heurtera probablement à la contestation des populations. C’est pourquoi passer des énergies fossiles aux EnR et à l’électrique ne nous emmène pour l’instant pas vers plus de souveraineté énergétique.
Il ne s’agit nullement de remettre en cause l’utilité de l’efficacité énergétique (produire une même quantité, tout en polluant moins) comme outil de lutte contre le réchauffement climatique. Néanmoins, il est essentiel de rappeler que l’innovation technologique comme seul levier de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne pourra pas tout résoudre. Quand bien même il ne serait pas retardé pour toutes les raisons évoquées plus tôt, le déploiement à échelle suffisante des EnR et de la voiture électrique ne sera pas assez rapide pour répondre à une crise qui nous demande d’agir dès aujourd’hui. Enfin, la réponse à la crise climatique par l’innovation technologique ne doit en aucun cas empêcher l’amorce d’une réflexion réelle sur nos usages de ces technologies, et plus largement sur nos besoins. Sobriété matérielle et innovation technologique doivent être valorisés de façon égales par nos sociétés. Autrement, l’adaptation aux changements à venir sera plus brusque et plus douloureuse.
En couverture : Burbo Bank, un parc d’éoliennes offshore au Danemark. Photo de Wind Denmark sous licence CC BY-NC 2.0.
Edité par Joseph Abounohra