Les think tanks néolibéraux : pourquoi penser ?
En avril 1947, Friedrich Hayek et d’autres penseurs de l’école économique autrichienne fondent la Société du Mont Pèlerin. Cette organisation a alors pour but de promouvoir la circulation d’idées libérales. Elle s’oppose à l’interventionnisme étatique et à l’économie dirigée, dans un contexte historique où le fascisme et le collectivisme exercent une influence importante. Cette période historique est également marquée par la crise des années 30, à la suite desquelles la Grande Dépression a provoqué un nouveau scepticisme envers le laissez-faire; une doctrine économique qui minimise l’interférence de l’État dans l’économie en affirmant que l’interaction de différents acteurs motivés par leur propre intérêt produira un résultat maximisant le bien commun.
La Société du Mont Pèlerin est alors composée d’économistes, historiens, philosophes, intellectuels et hommes d’affaires de renom, dont Maurice Allais, économiste français; Milton Friedman, grand économiste américain de l’école de Chicago, réputé pour sa défense du marché libre; Antony Fisher, homme d’affaires britannique et fondateur de nombreux think tanks; Aaron Director, professeur de droit américain, grand acteur dans le développement de l’école de Chicago… Neuf adhérents de cette société ont obtenu le prix Nobel d’économie.
Cette organisation a grandement contribué au développement du système économique néolibéral actuel. En effet, les membres de cette organisation ont été encouragés à créer leurs propres think tanks, des laboratoires d’idées à vocation intellectuelle dont le but est la recherche, mais aussi l’influence et le lobbyisme.
Le néolibéralisme et ses subtilités
Tout d’abord, il faut souligner la complexité de la doctrine néolibérale. Le terme est flou et peut avoir des sens multiples, voire contradictoires. À ce titre, le définir en un nombre de lignes modeste, comme ci-dessous, ne peut être exhaustif. Il demeure qu’une des grandes idées du néolibéralisme est le lien direct entre la liberté individuelle et l’économie de marché, ainsi que la responsabilité de l’État dans la maximisation de la compétitivité des secteurs.
Le néolibéralisme peut être vu comme une corruption du libéralisme classique de Smith, Kant ou Locke. Dans cette logique, les entreprises prennent la place de l’individu, qui n’est plus à la source de la conception des droits, et est privé de sa place prioritaire dans la pensée économique et politique afin de maximiser l’efficacité. « La grande masse de l’humanité ne pense pas » écrivait ainsi l’économiste austro-américain Von Mises, figure de proue du néolibéralisme du XXème siècle. Cette pensée peut donc aussi être comprise comme élitiste, en impliquant que seul un petit nombre d’intellectuels auraient la capacité et la vocation d’analyser les systèmes économiques.
Les conséquences de ces idéologies néolibérales, bien que présentées comme naturelles et évidentes, pourraient être analysées en longueur, autant dans l’éducation que dans le développement économique et l’écologie. Cependant, le but de cet article n’est guère d’établir une critique du néolibéralisme ou un plaidoyer pour sa réforme mais plutôt d’expliciter comment différents think tanks néolibéraux exercent subtilement leur influence, alimentant une situation de pensée économique unique.
L’Institut Fraser
Les intellectuels néolibéraux comme Friedman ou Von Mises ont largement contribué au développement du savoir économique de nos sociétés. Par exemple, la théorie du revenu permanent, développée par Friedman, explique pourquoi les choix des consommateurs sont guidés par une estimation de leur revenu sur le long terme plutôt que sur leur revenu actuel. Mais leur influence sur nos politiques ne sont pas exclusivement nées de réussites intellectuelles et objectives, mais également de mécanismes d’alliances floues avec des organisations et des individus puissants.
Par exemple, l’Institut Fraser est un think tank basé au Canada, classifié comme étant conservateur et libertarien par le magazine Forbes. La vision de l’organisme est « celle d’un monde libre et prospère au sein duquel évoluent des individus responsables qui bénéficient d’une multiplicité de choix et de marchés concurrentiels ».
Cet institut canadien est directement lié à la Société du Mont Pèlerin. En 1975, Antony Fisher, homme d’affaires britannique et membre la Société du Mont Pèlerin, devient son directeur. Encouragé par Friedrich Hayek, il fonde deux autres think tanks: l’Institute of Economic Affairs à Londres en 1955, puis l’Atlas Economic Research Foundation en 1974.
L’institut Fraser est considéré comme une charité par l’État canadien, et à ce titre il reçoit de nombreux fonds de donateurs généreux dont les objectifs diffèrent de la philanthropie. Fraser promeut, en effet, des idées enracinées dans des intérêts économiques spécifiques qui, presque sans surprise, correspondent à ceux des donateurs. Selon une étude de Deep Climate, 34% des fonds de l’institut proviennent d’entreprises comme Encana, Exxon mobil et Imperial Oil, qui ne sont d’ailleurs nullement des entreprises canadiennes. Le reste des revenus provient de fondations et d’individus divers. Ainsi, le groupe Fraser exerce une influence considérable sur la politique économique canadienne via (1) la publication de revues prestigieuses sur des thèmes comme la privatisation, la fiscalité, la santé, l’éducation, mais aussi par (2) sa proximité avec des personnalités d’influence.
Par exemple, des personnalités politiques canadiennes sont liées à l’institut, à l’image de Preston Manning, fondateur du Parti réformiste du Canada en 1987. De droite, ce parti populiste devient l’Alliance réformiste conservatrice canadienne, puis fusionne avec d’autres partis de droite pour former l’actuel Parti conservateur du Canada. C’est ainsi que Manning devient le chef de l’opposition officielle de 1997 à 2000. Le think tank est donc au centre du réseau conservateur canadien.
Par ailleurs, l’institut s’engage dans de nombreuses campagnes à but non lucratif, où l’objectif est la promotion d’un agenda politique et économique précis : le rejet de toute intervention étatique, y compris dans la santé ou l’éducation.
La Heritage Foundation
Semblablement, la Heritage Foundation, est un think tank et lobby américain basé à Washington D.C., dont la mission est de « formuler et promouvoir des politiques publiques conservatrices sur les principes de la libre entreprise, du gouvernement limité, de la liberté individuelle, des valeurs traditionnelles américaines et d’une défense nationale forte ».
Néoconservatrice, l’organisation a exercé une influence importante sur les politiques des mandats de Ronald Reagan. SelonThe Atlantic, 60% des recommandations du laboratoire d’idées ont été adoptées lors des mandats de Reagan. Par exemple, en 1981, la Heritage Foundation publie un rapport de suggestions pour une gouvernance conservatrice, qui seront à l’origine de nombreuses directives des administrations Reagan et H. W. Bush, notamment dans le développement de l’industrie de défense nationale.
Plus récemment, 66 anciens membres du think tank ont obtenu des postes dans l’administration de Donald Trump, y compris le fondateur du laboratoire, Ed Feulner. Ce dernier est d’ailleurs président de la Société du Mont Pèlerin en 2014. L’influence de la Heritage Foundation est re-traçable derrière les politiques de Donald Trump de réductions d’impôt, en 2017, et derrière le nouvel accord de libre échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada. La Heritage Foundation soutient aussi dangereusement la priorisation de la croissance économique comme la méthode la plus efficace face au changement climatique. Comme l’institut Fraser, les fonds de l’organisation proviennent d’acteurs privés comme les frères Koch, de Koch Industries, et d’entreprises comme Chevron Texaco, Exxon Mobil, Johnson & Johnson et Chase Manhattan Bank.
Les think tanks néolibéraux sont légalement considérés comme des organismes de bienfaisance, indépendants des intérêts des donateurs. À ce titre, ils ont le droit de tenter d’influencer les politiques gouvernementales à travers des activités de lobbying. En leur donnant des sommes considérables et en devenant leurs alliées, les entreprises ont, elles, droit à des « bénéfices de donateurs »; sous-entendant que les idées et politiques de libre échange instituées par les think tanks à Washington, Ottawa ou Londres correspondent directement aux intérêts des donateurs généreux venants des différentes industries stratégiques et compétitives.
Si seulement deux laboratoires d’idées sont brièvement présentés ci-dessus, il en existe d’autres tels que l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS) en France et le Manhattan Institute for Policy Research aux États-Unis. Ces derniers, reconnus en tant que charités, jouent un rôle prépondérant dans la politique et l’économie des régions développées et commencent de plus en plus à exercer leur influence ailleurs, dans les régions en développement, notamment depuis les années 1970 selon Noam Chomsky.
Pourquoi penser?
Cet article met en avant ce que le journaliste Ignacio Ramonet appelle la « pensée unique ». Pour Ramonet, le néolibéralisme, « c’est la pensée unique, la seule autorisée par une invisible et omniprésente police de l’opinion ». De nombreuses propositions économiques néolibérales sont aujourd’hui considérées comme évidentes, naturelles et constantes. Ces mêmes idées fleurissent à la Banque Mondiale, au Fond Monétaire International, et à la Banque centrale européenne… À travers un réseau développé d’influence, qui prend, entre autres, la forme de think tanks, les tenants du néolibéralisme disséminent une propagande insidieuse, rarement remise en cause, à toutes les échelles sociétales. Ainsi, le manque de pluralité de la pensée vient à créer une société dangereusement perdue dans le consensus.
En couverture : Illustration par Mohamed Hassan sous licence CC0.
Édité par Maria Laura Chobadindegui