Les valeurs républicaines : toujours ancrées ou en déclin ?
Vendredi 16 octobre 2020, un hussard noir est tombé. Un « héros tranquille » décapité en pleine rue pour avoir enseigné la liberté d’expression à ses élèves. Samuel Paty, professeur d’histoire géographie, est mort non loin de son lycée à Conflans-Sainte Honorine dans les Yvelines. Il avait montré des caricatures du prophète Mohammed issues du journal satirique Charlie Hebdo à ses élèves. La France entière est sous le choc de cette attaque fortement symbolique visant les fondements mêmes de sa république : la liberté d’expression et la laïcité.
L’apprentissage des valeurs républicaines : le rôle de l’école
L’école démocratique et laïque, la liberté, et d’autres valeurs que nous jugeons aujourd’hui essentielles au bon fonctionnement de la nation n’en ont pas toujours fait partie. Ces valeurs républicaines sont le résultat de l’influence des Lumières. Les valeurs de liberté, de justice sociale, de désacralisation du religieux et d’opposition à la censure sont toutes issues du renouveau intellectuel, philosophique et culturel qui prend racine en France et en Europe au XVIIIe siècle et qui culmine lors de la révolution de 1789. Près d’un siècle plus tard, en 1870, c’est la troisième République qui institutionnalise ces valeurs et établit notamment la liberté d’opinion et d’expression des citoyens qui, par le vote, participent désormais activement à la vie politique de la nation.
L’école laïque de Jules Ferry – à l’époque ministre de l’Instruction publique – est instaurée à la fin du XIXe siècle et est désormais perçue comme indispensable à la création d’une nation unie et homogène. Elle sera l’un des piliers les plus essentiels de la République française, permettant à toutes et tous, sans distinction sociale ou religieuse, l’accès à l’éducation; une véritable « révolution pédagogique » à l’époque. Elle démocratise ainsi l’accès au savoir et à la réflexion qui étaient jusqu’alors l’apanage des classes supérieures. Les enseignants – que Charles Peguy appelait les « hussards noirs de la République » – jouent un rôle majeur dans l’instauration de la liberté de penser et d’apprendre. Pour Jules Ferry, les professeurs sont les « instituteurs de la liberté qui doivent l’enseigner à l’école et la répandre en dehors, notamment quand elle est menacée. »
Des valeurs en conflit à l’origine d’une crise identitaire
Dans une nation démographiquement de plus en plus diversifiée, ces valeurs à priori consensuelles polarisent plus qu’elles unissent. On peut différencier deux types de valeurs : celles que nous appellerons « nationales » – défendues par l’État et inculquées au travers des institutions républicaines (telles que l’école) – et celles que l’on peut considérer comme issues du domaine « privé », provenant de la famille (la religion par exemple). Or, s’il existe des dissonances entre les deux, on peut imaginer une lutte interne provoquant des troubles identitaires empêchant les citoyens de s’identifier pleinement aux valeurs républicaines et au pays. Il leur devient alors indispensable de rejeter l’une ou l’autre.
Si l’assassinat de Samuel Paty et l’attentat de Nice quelques semaines plus tard sont unanimement condamnés, ces attaques ont tout de même ravivé le débat sur les limites de la liberté d’expression et de la laïcité. Comme en 2015, les caricatures controversées du prophète musulman Mohammed sont au cœur des discussions. Peut-on tout caricaturer au nom de la liberté, au risque d’offenser près de 8% de la population française et plus d’un milliard de musulmans? L’État républicain (avec à sa tête le président Macron), qui tend à défendre une liberté d’expression très peu restreinte, se heurte ainsi à ceux qui en réclament une révision pour y établir plus de limites.
Des institutions à rebâtir?
Des collaborateurs proches du journal Charlie Hebdo ainsi que des personnalités politiques réclamaient, dimanche 25 octobre, l’instauration de nouvelles institutions pour la défense d’une « laïcité pleine et entière ». Les 48 signataires déclaraient également à propos de l’assassinat de Samuel Paty : « c’est tout l’édifice laïque qui est aujourd’hui à restaurer sur la base de la loi de 1905, son fondement le plus solide. » Car cet « édifice laĩque » est en effet de plus en plus contesté par une partie de la population qui souhaite rétablir la sacralité de la religion. Une dichotomie sociétale qui serait attribuée à la faiblesse des institutions françaises communiquant les valeurs républicaines. Celles-ci ne rempliraient donc pas leur rôle unificateur.
Cette division n’est qu’exacerbée par les récentes attaques de Conflans et Nice qui renforcent la peur d’un « islam radical, » expression qui pointe du doigt une dérive extrémiste, parfois violente, de la religion musulmane, incompatible avec les valeurs de la République française. Le 2 octobre déjà, Emmanuel Macron soulignait le rôle de la République dans la lutte contre « le séparatisme religieux. » Dans son discours, le président mettait en avant l’importance de l’école et son rôle essentiel en tant que « creuset républicain. » Il faisait part de sa volonté – qui n’est pas nouvelle – d’instaurer l’enseignement de l’arabe à l’école afin de laïciser la langue et de briser le monopole de la religion sur celle-ci. Cette reprise en main du cursus scolaire contribuerait à la création d’un « islam des lumières » pleinement compatible avec les valeurs de la République. Ces choix sont la preuve que, dans certains cas, l’école a failli dans sa transmission des valeurs universelles. L’État tente désormais de renforcer ses institutions pour concilier idéaux républicains et religion et enfin intégrer tous les groupes de France au sein d’une plus grande communauté : la communauté nationale.
Où en sommes-nous?
La perte de légitimité des institutions républicaines semble toutefois mineure. Si les institutions sont remises en cause du fait d’un paysage sociétal français malmené par des crises identitaires, les valeurs républicaines paraissent toujours majoritairement ancrées dans la société. Le 11 janvier 2015, c’était environ 3,5 millions de manifestants qui s’étaient réunis pour soutenir Charlie Hebdo. Ce mois-ci encore, de nombreux rassemblements en l’honneur de Samuel Paty témoignent de la ténacité des valeurs républicaines. « Coupez les têtes, vous ne tuerez jamais la pensée » s’est écriée Roseline Signoret, dessinatrice, au milieu de milliers d’autres manifestants.
À l’initiative du ministre de l’Éducation nationale – Jean-Michel Blanquer – la « Lettre aux instituteurs et institutrices » de Jean Jaurès écrite en 1888 fut lue le 2 novembre dernier dans toutes les classes du secondaire. Elle met en lumière l’importance du rôle des institutrices et instituteurs dans la création d’une patrie unie et indivisible. Cette mesure a pour objectif de rappeler l’importance de l’éducation dans la formation (au sens de « fabriquer ») des républicains. S’adressant aux professeurs, elle débute ainsi : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants; vous êtes responsables de la patrie. » Le 21 octobre 2020, lors de la commémoration de Samuel Paty à la Sorbonne, le président affirmait : « Nous continuerons ce combat pour la liberté et pour la raison, dont vous êtes désormais le visage. […] Parce qu’en France, professeurs, les lumières ne s’éteignent jamais. » Ainsi, malgré les remises en question, la liberté et la laïcité demeurent ancrées et inculquées par les institutions de France, qui continue de se battre contre les attaques extremistes frappant son sol.
Image de couverture: Rassemblement en l’honneur de Samuel Paty. Photo du Parti Socialiste, sous licence CC BY-NC-ND 2.0.
Edité par Driss Zeghari