Lettre à mon Québec antiraciste
En tant qu’immigrante de première génération, « mon » Québec n’a jamais été entièrement le mien. La plupart du temps, je suis fière de le considérer comme tel : quand il se montre des décennies en avance de mon pays d’origine en termes de droits des femmes et des LGBTQ, quand il s’alimente avec une énergie verte et nationalisée, quand il subventionne ses garderies ou offre les congés parentaux parmi les plus généreux d’Amérique.
Ce n’est pas toujours le cas, malheureusement, et plusieurs événements récents ont fait ressortir un de ses côtés moins flatteur, qui me donne plus de mal à complètement l’appeler mon Québec : la façon dont nos politiciens et notre population réagissent à la question du racisme, et particulièrement du racisme systémique.
Contrairement à une idée bien répandue dans le Canada anglais, rien n’indique pourtant que les Québécois ne soient plus racistes ou xénophobes que le reste du pays. Un sondage de septembre 2019 montre que l’immigration est au contraire mieux acceptée ici que dans le reste du Canada : les Québécois sont moins nombreux que la moyenne canadienne à penser qu’il y a trop d’immigrants, qu’ils coûtent trop cher en aide sociale ou qu’ils font augmenter la criminalité. Dans un sondage Léger de février 2018, 16% des Québécois se sont eux-mêmes décrits comme racistes, ce qui est légèrement plus que le résultat national (14%), mais 5% de moins que les résultats de la Saskatchewan et du Manitoba. Un autre sondage de Vote Compass en 2019 a indiqué que les Canadiens et les Québécois avaient des sentiments similaires envers les groupes minoritaires.
Notre histoire regorge aussi d’exemples d’un Québec tolérant et ouvert d’esprit : en 1978, le gouvernement du Québec a été le premier en Occident à accueillir les boat people, des réfugiés venant de l’Indochine, et beaucoup d’entre eux ont été intégrés grâce à un système de parrainage au succès remarquable. Dans les mêmes années, notre province a accepté près de la moitié des réfugiés fuyant la guerre civile au Liban. C’est aussi au Québec que le premier député juif de l’Empire britannique, Ezekiel Hart, a été élu.
Bref, le racisme et l’intolérance ne semblent pas significativement plus présent au Québec que dans le reste du Canada.
Cependant, notre premier ministre est le seul au pays qui continue de nier l’existence du racisme systémique. Et c’est un député québécois, issu d’un parti qui se vante de représenter spécifiquement les intérêts du Québec, qui a bloqué la motion unanime du Parlement Canadien reconnaissant le racisme systémique au sein de la Gendarmerie Royale Canadienne (GRC) – alors que même la commissaire de l’organisation l’avait admise. Ce n’est certainement pas un attachement particulier pour la GRC, ce corps policier hautement lié au fédéral, qui a poussé le député du Bloc Québécois à s’opposer à la motion; plus vraisemblablement, c’est une aversion pour le terme « racisme systémique » et ses implications.
Alain Therrien, le député en question, et le premier ministre François Legault sont loin d’être les seuls Québécois dérangés par cette formulation particulière, et cela n’est pas un phénomène nouveau. En 2017, la consultation sur le racisme systémique initiée par le Parti Libéral du Québec avait soulevé l’indignation dans la classe politique comme dans la population : Jean-François Lisée, chef du Parti Québécois, l’avait qualifié de « procès fait aux Québécois », et plusieurs députés l’avaient identifié comme une des causes de la défaite cuisante du PLQ lors d’une élection partielle, ce qui avait poussé le gouvernement à modifier le titre de la commission.
Si les Québécois ne sont donc pas plus racistes que la moyenne du pays, ils semblent cependant bien moins enclins à reconnaître l’ampleur du racisme présent dans leur province.
Comment expliquer ces réactions particulièrement violentes face aux accusations de racisme? Pourquoi une telle allergie au terme « racisme systémique »? Ceci est dû, au moins en partie, à ce que nous avons nous-même baptisé le « Québec bashing ».
Le Québec bashing est une attitude qui consiste à dénigrer systématiquement les actions du Québec, souvent retrouvée chez des journalistes du Canada anglais. Il s’attaque particulièrement aux Francophones et au mouvement souverainiste, décrit comme un projet raciste alimenté par la xénophobie des Québécois; et il s’appuie sur une vision archaïque du peuple québécois comme un peuple blanc, catholique, traditionaliste et replié sur lui-même. Quoique moins présent aujourd’hui, le Québec bashing a été particulièrement virulent lors de la Révolution tranquille et des belles années des partis indépendantistes : le PQ de René Lévesque a été assimilé aux Nazis; la loi 101 qualifiée de loi raciste, « quelque chose comme un Apartheid », et les deux référendums ont été considérés comme des manifestations de l’intolérance des Québécois.
Sans aucun doute, le fait de voir chaque geste que posait notre province pour affirmer son identité – plusieurs qui sont aujourd’hui considérés comme des éléments fondateurs du Québec moderne – être décriés comme racistes a laissé de mauvais souvenirs chez beaucoup de Québécois, particulièrement chez les plus âgés.
Ces mauvais souvenirs contribuent à expliquer la réaction défensive qu’ont plusieurs d’entre eux lorsqu’on commence à employer des termes comme « racisme systémique ». Ils expliquent cette réaction, mais ils ne la justifient pas.
Oui, le Québec bashing existe, et il s’est dit des choses sur le Québec qu’il ne serait jamais acceptable de dire sur les autres provinces du Canada. Le blâme revient à ceux qui critiquent le Québec en se basant sur des stéréotypes et un refus de comprendre le peuple québécois.
Le blâme nous revient, cependant, lorsqu’on commence à invoquer le Québec bashing pour se protéger de toutes critiques à notre égard.
Aujourd’hui, il est à peu près impossible de soulever les problèmes d’intolérance et de racisme au Québec sans que cela soit étiqueté comme du Québec bashing et balayé du revers de la main par les Martineau et Bock-Côté de ce monde. Même les critiques venant de l’intérieur de la province n’y échappe pas : la commission sur le racisme systémique, par exemple, avait été qualifié de « Québec bashing made in Québec »!
Pourtant, dire qu’il y a du racisme systémique dans notre province n’a rien d’une accusation visant particulièrement les Québécois. Doug Ford a reconnu la présence de celle-ci en Ontario; Justin Trudeau l’a fait pour le Canada entier. Notre pays a été fondé sur l’assimilation et l’oppression systématique des peuples autochtones, a participé à la traite transatlantique des esclaves, a exploité les ouvriers d’origine asiatique travaillant à la construction des chemins de fer : qu’il ne reste aujourd’hui aucune trace de discrimination dans notre société serait incroyable. Qu’il n’y en ait spécifiquement pas au Québec, contrairement au reste du Canada, serait un miracle.
Admettre la présence de racisme systémique, c’est reconnaître que nos lois et nos institutions portent encore les marques d’un racisme qui était jadis prédominant dans notre société. Aujourd’hui, les minorités visibles du Canada ont des taux de chômages plus élevés et des moins bons salaires que la population générale, courent plus de risque d’être interpellés par la police (jusqu’à quatre fois plus pour les Noirs à Montréal), ont moins accès au logement, sont sous-représentés dans les postes de direction. Ces disparités continueront de se reproduire tant que nos institutions ne seront pas modifiées en profondeur, et ce, même si les individus qui travaillent dans ces institutions et la population générale ne sont eux-même pas racistes. La première étape de cette transformation, et parfois la plus difficile, est de reconnaître nos torts, passés comme présents.
Or, lorsque confronté à ses torts, le Québec a maintes et maintes fois choisi de plutôt jouer la victime.
Victime du Québec bashing, de « diffamation médiatique », « d’intimidation idéologique ». Victime, surtout, du colonialisme exercé par les Canadiens anglais.
Chaque fois que le Québec est accusé d’opprimer une minorité ou de faire preuve de racisme, les chroniqueurs s’empressent de nous rappeler quelle est, selon eux, la véritable oppression : celle que les anglophones ont infligée sur les québécois francophones. On nous rappelle l’époque du « Speak White », où nous étions les « Nègres blancs d’Amérique »; le moment où les Québécois n’étaient que des porteurs d’eau à la solde des gens de l’élite canadienne-anglaise. Et on s’indigne devant l’idée absurde que nous, les anciens opprimés, pourrions à notre tour être coupables d’un tel tort, d’autant plus que l’accusation vient de nul autre que nos anciens colonisateurs!
Les Québécois ont bel et bien été victimes d’une discrimination systémique qui s’est étirée pendant plus d’un siècle. Dans le but d’assimiler les Canadiens français comme le souhaitait la couronne britannique, on passa des lois pour activement limiter l’accès des Francophones à l’éducation, au pouvoir, et à la richesse. Les effets de ces mesures ont continué de se faire sentir longtemps après l’indépendance du Canada et l’atteinte de l’égalité formelle entre Francophones et Anglophones : les disparités de niveaux de vie se sont transmises de génération en génération à travers l’héritage, l’accès aux bonnes écoles, les contacts dans la haute société, etc. Plus de 100 ans après le rapport Durham, la langue anglaise dominait toujours l’élite économique et politique du Québec, et les Francophones continuaient d’occuper les postes les plus bas de la société: en 1960, les salaires des hommes francophones unilingues équivalait à 52% de celui des hommes anglophones. Pour se sortir de cette situation, reconnaître l’injustice en place ne fut pas assez : il a fallu prendre des mesures agressives favorisant l’usage du français et le statut des Francophones, ce qui fut fait durant la Révolution tranquille. Il ne suffisait pas d’affirmer l’égalité formelle et dénoncer la discrimination des francophones : il fallait transformer en profondeur nos institutions.
Tout ceci vous rappelle quelque chose?
Les Québécois, en tant que peuple, ont vécu l’expérience de l’oppression systémique, et ont vu les efforts colossaux qui ont été requis pour y remédier. Cela nous met dans une situation privilégiée pour compatir avec ceux qui, aujourd’hui, sont victimes d’une discrimination similaire, qui naviguent dans un système biaisé en leur défaveur. Plutôt que d’utiliser notre oppression passée pour prétendre que, d’une manière ou d’une autre, celle-ci nous empêche d’être aussi des oppresseurs, nous devrions saisir l’occasion de faire preuve de solidarité et de compréhension envers ceux qui sont économiquement et politiquement en bas de l’échelle.
Reconnaître la présence de racisme systémique n’est pas une simple question de terminologie. Lorsque Legault affirme que le racisme existe au Québec, mais qu’il n’est pas institutionnel, et que la grande majorité des Québécois ne sont pas racistes, cela ne laisse qu’une seule option : le racisme présent dans notre province résulterait des actions de quelques individus isolés. Cette idée, on la connaît : c’est la théorie de la « bad apple », qui prétend par exemple que les problèmes de violence policière aux États-Unis sont causés par une poignée d’officiers problématiques, les quelques pommes pourries dissimulées parmis les fruits sains. Cette idée est dangereuse, car elle nie toute la dimension sociétale de la discrimination, et mène à des mesures inefficaces : retirer la pomme pourrie n’est pas suffisant si les racines de l’arbre sont moisies.
En ce jour de St-Jean, citons un peu René Lévesque : « La marque d’une société civilisée se traduit dans la façon dont elle traite ses minorités. » Un Québec antiraciste, ou du moins qui essaye activement de le devenir, un Québec que je serai entièrement fière d’appeler mon Québec, j’y crois. Le peuple québécois a prouvé plusieurs fois qu’il était un peuple tolérant, ouvert, capable de générosité avec les plus démunis; mais il doit cesser de se réfugier derrière son histoire pour échapper à son autocritique, et doit regarder ses problèmes en face. Et alors, oui, un Québec antiraciste, ça devient possible.
Feature image: Quebec. Photo de Dani Villanueva, licensé sous CC BY-NC 2.0 .