L’Europe à l’épreuve des crises migratoires : Les leçons surprenantes d’une immigration « de qualité »
À la suite de l’invasion russe en Ukraine, la Pologne a assisté à l’arrivée de plus de 1,5 millions de réfugiés ukrainiens à sa frontière. La mobilisation sans précédent de la société civile a permis l’accueil en urgence d’un grand nombre de ces réfugiés. Face à la situation, le ministre de l’Intérieur polonais, Mariusz Kaminski, promettait que son gouvernement « accepterait autant [de réfugiés] qu’il y en aura à [ses] frontières ». Un élan de solidarité qui ferait presque oublier qu’en novembre de l’année dernière, l’arrivée de 4000 demandeurs d’asile avait poussé le pays à débourser plusieurs centaines de millions d’euros en vue d’ériger un mur de 180 kilomètres le long de la Biélorussie.
En France, Jean-Louis Bourlanges, député MoDem et président de la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale, s’est félicité de l’arrivée d’une immigration « de grande qualité » depuis l’Ukraine, provoquant un tollé médiatique. Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, déclarait quant à elle que tous les réfugiés ukrainiens étaient « bienvenus en Europe ». Cette crise inédite a contraint l’Union européenne (UE) à remodeler des outils d’accueil souvent barricadés. Quelques jours avant l’éclatement du conflit ukrainien, l’ONU avertissait Bruxelles d’une « normalisation » préoccupante des refoulements illégaux à ses frontières.
La « protection temporaire », une première européenne
Au niveau européen, l’activation du mécanisme de « protection temporaire » a marqué un tournant. Cette « protection temporaire » permet aux réfugiés ukrainiens de rester sur le territoire européen au-delà des 90 jours accordés sans visa en temps normal, et s’étend sur une année entière, reconductible jusqu’à trois ans. Ce permis de séjour s’accompagne de l’accès à l’éducation, aux soins médicaux, ainsi qu’au marché du travail. Ce dispositif, déployé pour la première fois depuis sa création en 2001, pourrait s’appliquer à plus de 4 millions d’Ukrainiens. Pour Tcherina Jerolon, représentante d’Amnesty International en France, sa mise à disposition constitue la preuve que l’UE « a les outils nécessaires pour accueillir et protéger les populations qui fuient les conflits. »
Afin de justifier l’octroi inédit de son régime de protection, Bruxelles a souligné « le caractère extraordinaire et exceptionnel » de la crise. Plus généralement, il s’est opéré un nette évolution rhétorique dans la représentation médiatique de l’accueil des réfugiés en Europe. Le terme de « migrant », euphémisme de coutume, se voit supplanté par celui de « réfugié ». Loin d’être un détail sémantique, cet adoubement révèle l’importance des perceptions publiques dans le façonnement des réponses institutionnelles. De nombreuses organisations dénoncent une solidarité à géométrie variable. Ce « deux poids, deux mesures » est assumé par certains partis qui, à l’image du Rassemblement National (RN), prônent une solidarité « régionale », réservée au Vieux Continent.
A l’échelle européenne, cependant, le tournant relève surtout du jeu diplomatique. Le principe de solidarité, défini par l’article 80 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE), mise sur une entraide intra-européenne en temps de crise, sans pour autant en définir les contours. En 2015, la répartition de 160 000 demandeurs d’asile syriens entre les États membres s’était vue compromise par l’opposition de plusieurs pays de l’Est. Aujourd’hui en première ligne, ces pays ont accueilli l’assistance européenne à bras ouverts. La « protection temporaire » avait par ailleurs été sollicitée par l’Italie en 2011 en raison de l’arrivée de 40 000 demandeurs d’asile, sans succès. L’absence d’un seuil prédéterminé déclenchant leur déploiement automatique soumet ces directives à la volatilité et à l’endiguement diplomatiques, permettant des réponses différenciées selon les crises.
L’impasse intergouvernementale, vestige d’un organigramme obsolète
La Commission européenne a longtemps privilégié la gestion nationale des flux migratoires. La politique migratoire européenne est soumise au principe de subsidiarité qui régit le fonctionnement de l’UE. Le principe de subsidiarité consiste à privilégier l’action locale, puis nationale, avant de s’en remettre aux outils supranationaux. Selon l’article 5 du Traité de l’Union européenne, le recours au supranational n’est justifié que si « les objectifs [d’une] action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante » par les États eux-mêmes. Or, en matière d’immigration, la gestion nationale des frontières s’est maintes fois avérée insuffisante. Pour autant, il ne s’est à ce jour opéré aucun transfert de compétences vers l’autorité supranationale (article 79 du TFUE). Le déploiement d’outils européens facilitant l’accueil des réfugiés ukrainiens témoigne pourtant de l’incapacité des États à gérer seuls les crises migratoires.
Conformément à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et à son principe de non-refoulement, tout pays a l’obligation de traiter les demandes d’asile afin de déterminer si la vie ou la liberté d’un individu sont menacées dans son pays d’origine. L’incapacité notoire des membres de l’UE à honorer cette obligation émane de profondes failles institutionnelles, dont le remède ne peut être qu’européen. L’imbroglio logistique de la crise de 2015, qui avait requis l’accueil de plus d’un million de réfugiés syriens sur le sol européen, avait révélé, d’une part, l’impossibilité d’endiguer les flux migratoires aux frontières extérieures, et de l’autre, l’inefficacité du régime d’asile européen commun (RAEC). Élément phare de ce régime commun, le règlement Dublin révisé, adopté en 2013, relègue au premier pays d’accueil la responsabilité de traiter les demandes d’asile, livrant cette responsabilité à la loterie géographique. Lors de la crise de 2015, la Grèce concentrait à elle seule plus de 80% des arrivées maritimes. Chargés par l’UE du tri d’une grande majorité des demandes d’asile, les « hot spots » grecs s’étaient montrés incapables de garantir un examen approfondi des demandes d’asile. Le règlement Dublin pose également problème en ce qu’il livre les réfugiés au bon vouloir de leur premier pays d’accueil. En novembre 2021, des refoulements illégaux avaient été dénoncés par les ONG aux frontières polonaises. Aujourd’hui, la « protection temporaire » accordée aux réfugiés ukrainiens leur permet de contourner la demande d’asile traditionnelle. Son octroi sonne comme un aveu d’échec.
Repenser la souveraineté à l’ère de l’espace Schengen
Le difficile transfert de compétences vers l’UE émane du lien étroit entre souveraineté nationale et contrôle des frontières. Si la démarche paraît contre-intuitive, aujourd’hui, la négociation approfondie d’outils de coordination européenne garantit la préservation d’une telle souveraineté. La gestion nationale des frontières extérieures omet l’incontournable exception européenne, à savoir l’abolition des frontières au sein de l’espace Schengen. Cet espace d’intégration unique au monde, qui a vu le jour en 1995, se doit de s’adapter aux défis migratoires du XXIe siècle. L’appartenance à l’espace Schengen ne signifie pas que la France ou l’Allemagne ne possèdent plus de frontières, mais bien que celles-ci longent désormais la Biélorussie, l’Ukraine, ou encore la mer Méditerranée. Du fait de la libre circulation des personnes en vigueur dans l’espace, la porosité des frontières extérieures expose les pays membres aux mouvements clandestins au sein de Schengen. Face à ce paradoxe, Nicolas Sarkozy suggérait en 2015 une suspension provisoire de la libre circulation au sein de l’espace pour les ressortissants non-européens. Néanmoins, la mise en application d’une telle mesure demeure peu probable. Le contrôle indigent de leurs frontières par les pays limitrophes compromet ainsi la souveraineté de l’ensemble des membres de l’espace Schengen.
Frontex, une promesse en demi-teinte
Fondée en 2004, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, ou Frontex, constitue l’une des rares tentatives de gestion supranationale des frontières extérieures. Outre son assistance logistique, l’agence a le potentiel de responsabiliser les États en imposant sa supervision dans la gestion de leurs frontières. Cependant, Frontex s’est rarement démarqué en ce sens, priorisant à ce jour la « protection » des frontières européennes. L’agence a fait l’objet, depuis sa création, d’innombrables allégations de refoulements illégaux et de mauvais traitements des réfugiés. La transition vers une gestion supranationale devrait aller dans le sens d’une responsabilisation des acteurs locaux, alliant les obligations internationales aux préoccupations sécuritaires. Si le budget de Frontex a explosé au cours des dernières années (passant de 19 à 543 millions d’euros depuis sa création), sa valeur ajoutée en matière humanitaire reste à prouver.
L’externalisation, un stratagème intenable
Conséquence directe de son incapacité à assurer une gestion efficace des arrivées irrégulières, l’UE s’est tournée vers l’externalisation de ses obligations en matière d’octroi de l’asile. La principale pratique d’externalisation, dont l’emploi a sensiblement augmenté depuis la crise de 2015, consiste à signer des accords de partenariat avec un pays tiers qui, en échange de soutiens financiers ou diplomatiques, se charge de limiter les départs irréguliers depuis son territoire. En mars 2016, la Turquie s’engageait par exemple à contenir ces départs en échange de six milliards d’euros. Des partenariats bilatéraux de même nature ont émergé, à l’image de celui signé en 2017 entre l’Italie et la Libye. Si de tels accords ont porté fruit en termes de réduction nette des arrivées, ce marchandage omet les conditions de détention des exilés dans les pays tiers, dénoncées par de nombreuses ONG. En outre, confier les vannes migratoires à un pays tiers expose l’UE au chantage diplomatique, un levier dont la Biélorussie, le Maroc et la Turquie n’ont pas tardé à s’emparer.
L’Europe de demain : pourquoi, pour qui, et pour quand réformer?
L’impasse intergouvernementale, la gestion opaque de Frontex et l’externalisation tous azimuts des obligations internationales rendent compte d’une approche court-termiste des crises migratoires, promise à l’échec. L’accueil des réfugiés, qu’ils soient politiques ou climatiques, constituera un défi croissant pour l’UE dans les années à venir. Les projections les plus pessimistes prévoient une hausse de 188% des demandes d’asile d’ici 2100 du seul fait du réchauffement climatique. Dans ce contexte, une acception « régionale » de l’accueil relève du conte de fée. Si la voie diplomatique est inévitable, cet effort devrait se tourner vers le renforcement du dialogue intra-européen, et non vers des pays tiers. L’endiguement des vagues migratoires dans des pays tiers condamne l’UE au chantage migratoire. Le renvoi des individus dans leur pays d’origine en cas d’inéligibilité à l’asile constitue quant à lui une impasse diplomatique. L’inévitable hystérisation du débat jette le discrédit sur toute tentative de réforme coordonnée à l’échelle européenne, associée à tort à des prises de position immigrationnistes.
Les projections devraient d’ores et déjà amener les Bruxelles à se demander comment, et non plus si, une gestion durable de l’accueil peut trouver sa place dans le débat institutionnel. Le statut particulier de l’espace Schengen appelle un partage délimité des responsabilités à ses frontières. Eu égard des insuffisances observées par le passé, le principe de subsidiarité devrait jouer en défaveur d’une gestion nationale de l’accès aux procédures d’asile, a fortiori en temps de crise. Comme l’a démontré la crise ukrainienne, les Vingt-Sept constituent à ce jour un réservoir de solidarité au potentiel unique, capables, sinon responsables, de montrer l’exemple en vue d’une gouvernance durable à plus grande échelle.
Image de couverture : Le Parlement européen. « European Parliament Strasbourg Hemicycle » de David Iiliff, sous licence CC BY-SA 3.0.
Édité par Cassiopée Monluc