L’histoire coloniale française : un passé oublié mais des fantômes toujours présents
Berceau du siècle des Lumières et de l’universalisme, la France se targue d’être le pays des droits de l’Homme. Que ce soit par ses textes fondateurs ou ses emblèmes comme la Marianne, « la liberté guidant le peuple » et sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité », le pays se cultive une image de nation où « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Si cette narrative d’un pays à l’histoire exemplaire continue de dominer l’imaginaire collectif, il ne faut pas restreindre l’histoire de France à cette facette mythique et vertueuse. De par son aspect colonial, cette dernière a été rythmée par des dissonances idéologiques qui hantent encore la société d’aujourd’hui.
En 1534, Jacques Cartier fait de la vallée du Saint-Laurent la première colonie française. En 1962, la défaite de la guerre d’Algérie qui accède ainsi à l’indépendance, marque la fin symbolique de l’histoire coloniale. Pendant plus de 400 ans, la France a donc joui de sa supériorité économique et militaire pour accroître encore plus sa puissance au delà de ses frontières. Cela passait non seulement par l’extraction massive des matières premières dans les colonies, mais également par des politiques racistes : les habitants de ces territoires n’étant pas considérés comme citoyens français, ils ne pouvaient bénéficier des mêmes droits et libertés.
Ainsi, en dépit de ses grands principes idéologiques, la discrimination et l’existence de « citoyens de seconde classe » sont bel et bien des réalités de l’histoire de France. Pour concilier ces siècles d’oppression et de domination aux grandes valeurs républicaines, il aurait fallu un travail de mémoire ardu et douloureux qui n’a pas été fait. L’histoire coloniale française s’est donc retrouvée au mieux oubliée, au pire romancée, mais son héritage continue de tourmenter la société actuelle.
Pour un pays reconnu pour sa culture, son patrimoine et son histoire, sur plus de 12 000 musées français, pas un ne traite exclusivement de l’histoire coloniale. De la même manière, seulement 2% des manuels scolaires français y sont dédiés. L’amnésie de cette partie de l’histoire s’est donc institutionnalisée à travers son absence au sein des programmes d’éducation et de l’espace public. Le passé colonial français est devenu une simple parenthèse dans la grande Histoire de France et dont il ne faudrait pas parler au risque de ternir l’image de la nation. Lorsque François Hollande, en 2012, choisit Jules Ferry comme personnage symbolique tutélaire de son mandat, faisant ainsi hommage à l’homme qui a rendu l’école « gratuite, laïque et obligatoire » tout en n’« ignorant rien de ses égarements politiques », Hollande perpétue cette hiérarchisation de l’histoire et cette amnésie collective. Des propos tels que « Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » sont désormais réduits à des « égarements politiques ».Quel est ici le devoir étatique? Faut-il diaboliser Jules Ferry et le rayer des manuels scolaires? Probablement pas, ses politiques et ambitions en matière d’éducation nationale continuent d’être appliquées et défendues aujourd’hui. Il est simplement question qu’une facette héroïque de l’histoire en obstrue une autre, moins glorieuse mais tout autant véridique, au point de la rendre marginale voire même invisible.
De plus, lorsque présente dans les discours publics, l’histoire coloniale française est rarement analysée d’un point de vue critique et objectif. En effet, la « colonisation à la française » se voulait avant tout une véritable mission de civilisation et d’éducation. Il fallait répandre le génie français, le pillage des terres n’étant qu’un faible prix à payer pour la transmission de la civilisation française. Ce serait donc au nom de ces grands principes humanistes que la France a bâti son empire colonial. Si cette vision peut aujourd’hui être contestée voire sembler dérisoire, elle continue pourtant d’être enseignée dans les écoles. Bien que l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qui obligeait « les programmes scolaires [à reconnaître] le rôle positif de la présence française outre-mer » ait été abrogé, cette vision reste normative et rien n’a changé dans l’éducation nationale. Même en 2015 la réforme des collèges de Najat Vallaud-Belkacem qui tentait de changer les choses en mettant davantage l’accent sur les périodes sombres de l’histoire de France, a rencontré une forte opposition de la part de bons nombres d’intellectuels français. Le philosophe Alain Finkielkraut déplorait cette réforme qui « ne se préoccupe absolument pas de faire aimer la France », comme si c’était le rôle premier de l’éducation nationale et non pas de transmettre des connaissances le plus inclusivement et objectivement possible. L’ancien ministre de l’éducation Luc Ferry, quant à lui, se souciait de « décérébrer des générations d’innocents » ou encore d’entrer dans « l’Europe de la repentance ». Si ce n’est pour illustrer l’ancienne grandeur de la France, la colonisation serait donc une histoire du passé dont aucun apprentissage n’est à tirer.
Ce déni de l’histoire ne permet pas aux dirigeants français qui, aveuglés par un idéal humaniste intouchable, sont incapables de dresser un portrait objectif de la société. Il serait en effet absurde de nier que ces 400 ans d’histoires coloniales ont pris fin avec la signature de quelques traités d’indépendance, sans avoir imprégnés ni les mœurs ni les esprits de la société française. En France, près de 10% de la population est issue de l’immigration, dont la majorité provient d’anciennes colonies africaines ou asiatiques, et les principes d’inégalités et de domination qui ont fondé le système colonial se reproduisent aujourd’hui envers ces minorités.
On retrouve d’abord une forme de ségrégation socio-spatiale informelle de par l’existence des cités HLM – habitations à loyers modérés – dans les banlieues qui ont été construites au lendemain de la guerre d’Algérie pour « accueillir » les « Français musulmans d’Algérie ». Si au fil des années la population de ces banlieues s’est diversifiée, ce sont encore les agglomérations comprenant la plus haute proportion d’étrangers sur le territoire français, mais surtout où le taux de pauvreté y est le plus élevé. Résultat : davantage de décrochage scolaire, davantage de chômage, mais également moins de services publics et de moins bonne qualité. Malheureusement, la discrimination à caractère racial présente dans la société française ne se limite pas à la situation des banlieues : de manière générale, les individus ayant un nom à connotation maghrébine ou africaine auraient jusqu’à 30% moins de chance d’être embauchés. Cette discrimination se retrouve même institutionnalisée à certains égards : dans les départements et régions d’outre-mer, la redistribution des terres suite à l’abolition de l’esclavage n’a jamais eu lieu, créant de ce fait un clivage économique entre les personnes blanches et les personnes noires. Finalement, cette différenciation de traitement ne se retrouve pas que dans les milieux populaires, même dans des corps de métiers « élitistes » comme en médecine, où les médecins avec un diplôme étranger avec l’autorisation d’exercer peuvent être jusqu’à 3 fois moins payés que leurs homologues français. De même en politique, rappelons les injures raciales subies par différentes personnalités telles que Christiane Taubira, Sibeth Ndiaye et Rachida Dati.
Encore à ce jour, il y a donc en France une réelle contradiction entre les ambitions républicaines et la réalité. Pour une République qui, dans son article premier, assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », les minorités se retrouvent pourtant de facto défavorisées et leur réalité invite à remettre en question l’égalité des chances qui constitue pourtant le socle de la société française. Paradoxalement, ce sont ces mêmes idéaux qui ont aujourd’hui entraîné la France dans une impasse politique et idéologique majeure. Pour une République qui prône la neutralité de l’État et qui refuse impérativement de catégoriser les individus en fonction de quelconques critères identitaires, comment peut-elle réaliser l’ampleur d’un racisme qui parasite la société ? Les statistiques raciales sont fortement contrôlées en France et la question suscite encore de vifs débats. Bien que cet outil puisse s’avérer extrêmement utile pour évaluer « au plus près le mécanisme des discriminations qui mine le principe d’égalité », une majorité de la société y voit une dimension communautariste qui sape l’universalisme et qui serait donc néfaste.
Alors que la COVID-19 a exacerbé les inégalités et que les mouvements américains Black Lives Matter et contre la brutalité policière ont trouvé écho en France, le mal-être sociétal qui laminait la cohésion sociale a ressurgi dans les débats publics. Toute une frange de la société a donc exprimé son ras-le-bol envers le statu quo qui n’est pas celui d’une société égalitaire, et ont fait part de leur volonté de changer l’état actuel des choses. Certes, la route vers une société plus juste ne se résume pas à un travail de mémoire mais ce dernier n’en demeure pas moins nécessaire, ne serait-ce que comme point de départ. Revenir sur l’histoire coloniale ce n’est donc pas affaiblir la France, ce n’est pas « une soupe morale servie à tous »; c’est un véritable devoir non seulement des politiques, mais aussi de tous les membres de la société, s’ils désirent un jour faire des idéaux républicains une réalité française.
Image de couverture : Logo de la République française. TaniaPS, sous licence CC BY-SA 3.0.