L’incapacité du Liban à se réformer : où en est-on depuis l’explosion du 4 août 2020 ?
Une dicussion avec l'activiste politique libanaise Sara El-Yafi.
J’ai écrit cet article après avoir interviewé Sara El-Yafi, une activiste politique libanaise très engagée notamment sur les réseaux sociaux. Sara El-Yafi est détentrice d’un master en politique publique de la Harvard Kennedy School of Government. Elle est l’invitée régulière de grandes chaînes de télévision telles que CNN, France 24, BBC ou Al Jazeera. Mon éditeur Joseph Abounohra et moi lui avons posé des questions afin de mieux comprendre la situation au Liban depuis l’explosion du port de Beyrouth, et les solutions possibles pour ce pays plongé dans une intense crise politique, sociale, économique et financière.
L’interview en question est disponible sous forme de podcast dans The Mcgill International Review sur Spotify.
L’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth ne cesse d’être entravée
Le 4 août 2020, des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé dans le port de Beyrouth, faisant plus de 200 morts, 6500 blessés et laissant une nation profondément meurtrie. Pourquoi ce nitrate d’ammonium était-il présent dans le port ? Comment se fait-il qu’il y soit resté stocké dans de mauvaises conditions pendant plusieurs années ? Voilà plus de deux ans que les Libanais pleurent leurs victimes, voila plus de deux ans que les origines exactes du drame restent inconnues et les responsables impunis.
En effet, l’enquête sur l’explosion n’a toujours rien donné, car celle-ci ne cesse d’être entravée par les autorités libanaises qui évitent aux responsables politiques et fonctionnaires mis en cause d’être interrogés, poursuivis, et arrêtés. Pour rappel, plusieurs juges chargés de l’investigation ont été démis de leurs fonctions jusqu’au blocage total de l’enquête en décembre 2021. Le juge Tarek Bitar a cependant rouvert l’enquête le 23 janvier 2023 et poursuivi d’anciens ministres et responsables du port pour « homicide volontaire. » S’en est suivi un véritable bras de fer. Le procureur général Ghassan Oueidate a inculpé le juge pour « rébellion contre la justice » et « usurpation de pouvoir » et a libéré les dix-sept personnes détenues dans le cadre de l’affaire de l’explosion. Le mouvement chiite Hezbollah a pris la tête d’une campagne visant à destituer le juge. Bitar, déjà dessaisi de l’enquête fin 2021, est néanmoins déterminé à aller au bout de l’affaire : « Je vais publier l’acte d’accusation, que je sois chez moi, à mon bureau ou en prison » a-t-il déclaré.
L’enquête est bloquée, paralysée, et les partis politiques continuent à se partager le pouvoir sur des critères clientélistes et communautaristes, au dépend du peuple libanais. «Il y a au moins 48 ans d’ impunité de cette classe politique, depuis le début de la guerre civile! » s’indigne Sara El-Yafi. « Elle est prémunie, protégée politiquement et judiciairement par les murs du confessionnalisme. Le système politique libanais est aujourd’hui réduit à un système d’intérêt pur, basé sur un clientélisme qui s’est infiltré jusqu’au système judiciaire. Un pays dont la justice est politisée ne peut apporter de justice sur aucun sujet ! »
Les systèmes politique et judiciaire sont corrompus et au lieu d’aider le Liban à se relever, semblent plutôt le faire s’effondrer de jour en jour.
Plus de président ?
Depuis trois ans, les crises s’enchaînent et se cumulent. Un rapport de l’ONU affirme qu’en 150 ans, jamais un pays n’est tombé aussi vite et aussi bas sur le plan économique. Les situations politique, financière et sociale sont également catastrophiques. Aujourd’hui, le Liban est privé d’un président de la République depuis plusieurs mois, la monnaie est dévaluée a plus de 90% (le taux de change est en fluctuation constante), et 80 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté (contre 28% en 2019). Les citoyens libanais sont privés de leurs droits les plus fondamentaux. Les épargnants n’ont plus pleinement accès à leurs économies, la Banque centrale ayant fixé des plafonds sur les retraits et restreint les transferts d’argent. Les Libanais sont abandonnés à leur sort et sont menacés de désordres sécuritaires. Ceux qui le peuvent sont partis ou cherchent à partir, et une fois écartés, aident leurs proches restés au pays. Les autres survivent, souvent privés d’eau courante et d’électricité, et confrontés à la flambée vertigineuse des prix et à de graves pénuries.
Au Liban, le président est chrétien maronite, le premier ministre sunnite et le chef de la chambre des députés chiite. Cette structure hiérarchique entre religions encourage les tensions entre communautés et empêche le redressement politique du pays. Depuis novembre, douze séances ont été organisées pour choisir un nouveau président, sans résultat. Le blocage autour de l’élection est dû aux codes du jeu politique libanais, où chaque décision est le fruit de longues tractations entre partis confessionnels pour parvenir à un consensus. Les différents chefs n’arrivent pas à trouver un accord et les élections sont donc boycottées. « Le peuple souffre et il n’y a personne pour lui répondre, » s’exclament Najat Saliba et Melhem Khalaf, deux députés qui ont campé en janvier dans l’enceinte du Parlement déserté en signe de protestation. Le Liban n’a ni gouvernement, ni président, ni Parlement. Le pays est dirigé par une mafia politico-financière qui sait pertinemment que s’il y a un Etat de droit au Liban, ils finiront tous en prison ou en exil.
Pour Sara El-Yafi, le système est fragmenté, et démontre d’un manque de responsabilité de la classe politique « Prenez une voiture extraordinaire : luxueuse, futuriste, avec le meilleur des moteurs, le plus beau design. Vous la mettez dans les mains d’ un conducteur incompetent, cette voiture parfaite sera mal dirigée. Cela ne veut évidemment pas dire que notre système politique est un système parfait : il est plein de défauts. Il n’y a d’ailleurs aucun système politique dans le monde qui soit dépourvu de défauts. Mais tout ce qui se passe au Liban, ce n’est pas la faute du système politique en lui-même, mais bien de la classe politique libanaise qui est à sa tête. » Elle affirme : « la solution aujourd’hui ? Il faut tout changer. Il faut améliorer le système politique, et changer la culture politique. »
La réunion du 6 février à Paris
Lundi 6 février à Paris s’est tenue une réunion diplomatique consacrée au Liban, qui a réuni les représentants de la France, des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite, du Qatar et de l’Egypte. L’objectif est d’inciter la classe politique du pays du Cèdre à organiser une sortie de crise en adoptant des réformes immédiates. La priorité est de reconstruire et de redresser les institutions, à commencer par l’élection d’un président de la République « en dépit des pressions qui visent à l’empêcher .» Il faudrait ensuite apporter un soutien à l’armée libanaise pour garantir le maintien de l’ordre, mettre en place une commission d’enquête internationale sur l’explosion du 4 août 2020, et surtout sanctionner les dirigeants politiques et financiers corrompus. Le remplacement du gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, acteur essentiel pour la restructuration du secteur bancaire et le redémarrage de l’économie est notamment nécessaire. Les cinq ambassadeurs ont également rencontré le président du Parlement, Nabih Berry, et le Premier ministre sortant Najib Mikati. Ils ont prévenu, lors de la réunion, qu’une « remise en cause globale des relations » avec le Liban allait avoir lieu si le Parlement ne parvenait pas à élire un président dans ce contexte d’aggravation de la crise financière. Un « véritable soutien » au Liban ne sera accordé qu’après l’élection d’un président et la mise en œuvre des réformes indispensables pour obtenir des milliards de dollars auprès des prêteurs internationaux, selon une déclaration commune des cinq pays. Des réunions ouvertes seront tenues pour suivre l’évolution de la situation. Le FMI exige la mise en place de réformes pour débloquer une aide indispensable au pays.
Ce genre de réunions pourraient-elles faire changer les choses ?
« Le problème, c’est que nous avons affaire à une épée à double tranchant » s’exclame Sarah El-Yafi. La communauté internationale, dans ses démarches pour tenter de stabiliser la situation au Liban, renfloue la classe politique actuelle, « cette classe politique inapte qui a mené le pays au désastre. » Ce que les libanais attendent, ce sont plutôt des sanctions contre cette classe politique corrompue qui rendraient possible la mise en place de réformes radicales, qui sont actuellement freinées par l’élite libanaise. L’activiste politique ajoute « il ne faut pas oublier que chaque membre de la communauté internationale agit au Proche-Orient selon ses intérêts nationaux. Ils ne font pas des œuvres de charité pour notre pays. La communauté internationale se porte bien mieux en suivant la realpolitik, en stabilisant le statu quo, plutôt qu’en entreprenant un changement radical dont on a besoin aujourd’hui.»
Néanmoins, la classe politique libanaise reste bel et bien un obstacle colossal face à toutes réformes, empêchant le Liban d’aboutir à terme dans ses négociations avec le FMI. Selon certaines conditions, le FMI permettrait à un renflouement des dettes de l’État, une urgence nécessaire pour sortir le pays de son calvaire.
Si le gouvernment est incapable de coopérer, les négotiations peuvent elles se dérouler à travers le peuple ou les syndicats libanais?
Selon Sara El-Yafi, « ce n’est pas possible car le FMI ne donnera pas un centime avant la mise en place de réformes. Le FMI prête de l’argent contre un ensemble de conditions pour s’assurer que l’argent qu’il distribue ne soit pas gaspillé. C’est pour cela que malheureusement, tout accord effectué avec le FMI ou la communauté internationale doit passer par l’État. » Mais malheureusement, « la classe politique a montré qu’elle n’est ni disposée ni capable de mettre en place les réformes politiques exigées par le FMI. »
Nous avons d’ailleurs été témoins de cela l’année dernière, en avril 2022, lorsque le Liban et le FMI ont signé un accord de principe pour un plan d’aide de 3 milliards de dollars. Jusqu’à ce jour, aucune de ces réformes, telles que la restructuration des banques ou l’unification des taux de change, n’a été mise en œuvre. « Ce n’est ni dans l’intérêt des propriétaires des banques, ni de leurs alliés politiques, car ceux-ci perdaient tout ! […] ». Les réformes exigées par le FMI sont une condamnation à mort pour la classe politique libanaise ! Alors elle les retarde, les repousse, les empêche. Et la communauté internationale est contradictoirement en train de renflouer cette classe politique. Un cercle vicieux. Et qui paye le prix ? Nous, les libanais. » s’indigne la politologue.
Existe-t-il une solution au casse-tête libanais?
Encore une fois, afin de sotir le pays de la crise, un renflouement des dettes de l’État est primordial. L’État a besoin de financement. Sara El-Yafi insiste, « Il a besoin de liquidité pour subvenir aux besoins de la population. Cet argent ne peut être fourni que par l’extérieur, la communauté internationale et donc le FMI. Donc la réponse à [la]question, c’ est que oui, il existe une solution à la crise libanaise. Mais est ce que cette solution va être entreprise ? Je ne pense pas. Et il faut le dire à la communauté internationale. »
Bien qu’il ne semble pas avoir actuellement d’issue à la crise libanaise, il y aurait de l’espoir. Pour Sara, il faut militer et sensibiliser la jeunesse, futur flambeau du pays. La mobilisation de la diaspora, partout où elle se trouve, a vocation à s’intensifier afin de perpétuer et d’amplifier le soutien qu’elle apporte déjà aux citoyens libanais. L’engagement et la lutte pour un Liban d’Etat de droit doivent s’inscrire dans la durée. Le Liban doit chercher une nouvelle formule de gouvernance et bannir le règne des élites corrompues.
Édité par Joseph Abounohra
En couverture: photo prise par Joseph Abounohra.