Loi 21: quand l’opportunisme politique va trop loin
Aperçu de la loi 21 sur la laïcité de l’État et ses lourdes conséquences
Accommodements raisonnables, Hérouxville, Commission Bouchard-Taylor, Charte des valeurs québécoises, loi 62. La familiarité de ces termes témoigne de l’omniprésence du débat sur la laïcité de l’État dans le paysage politico-médiatique québécois depuis 2006. Le 16 juin dernier, le gouvernement de la CAQ a « pris les choses en main » en adoptant sous bâillon le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État.
Cette loi controversée oblige les employés de l’État – policiers, procureurs et surtout, enseignant.e.s – à se départir de leurs signes religieux dans le cadre de leur fonction. En guise de bonne foi, le gouvernement a donc fait retirer le fameux crucifix du Salon Bleu de l’Assemblée nationale. Malgré ce geste symbolique et la volonté d’instaurer une laïcité inclusive, la loi pose plusieurs problèmes.
Avant même de considérer le contenu de la loi, il faut souligner le caractère problématique du processus ayant mené à son adoption. En effet, cette loi a été adoptée par l’entremise du processus de bâillon, qui permet au gouvernement de limiter le temps de débat en chambre en « bâillonnant » l’opposition. Cette loi, dont l’application nécessite même de modifier la Charte québécoise des droits et libertés, a donc été adoptée sans être examinée rigoureusement au Parlement.
L’argument de François Legault pour adopter la loi avant la clôture estivale de la session parlementaire? La nécessité de « préserver la cohésion sociale », que la poursuite du débat risquerait de menacer. Selon lui, la majorité des Québécois sont en accord avec la loi; il s’agit donc d’un « débat de société qu’on doit mettre derrière nous ». Cette formule peut s’avérer dangereuse; la majorité peut bien entendu utiliser les rouages démocratiques pour faire passer ce qu’elle veut, mais le fait de ne pas considérer les droits et libertés des minorités constitue en fin de compte une tyrannie de la majorité. Raviver un débat hautement polarisant, le résoudre prématurément de manière controversée, se réconforter avec l’appui d’une majorité tout en marginalisant par la même occasion une frange de la population. N’est-ce pas plutôt ce processus qui fragilise la cohésion sociale?
Cette question illustre la complexité du problème. À la source de cette loi existe une idée sincère, celle d’un État québécois complètement laïque; il semble acquis qu’une grande partie des Québécois et des membres du gouvernement y croient. Pourtant, la crédibilité et le caractère noble de ce projet de société sont remis en question par la laïcité à deux vitesses que l’on voit se profiler. En effet, les hôpitaux et les écoles de la province pourront préserver leurs crucifix. Imaginons la scène: une enseignante musulmane forcée de retirer son hijab pour enseigner sous la bénédiction bienveillante d’un crucifix.
Il a d’ailleurs fallu attendre le 11 juin, suite à la pression de l’opposition et d’un groupe de trois experts du Conseil des droits de l’homme de l’ONU préoccupés par le caractère arbitraire de la loi, pour que le ministre Jolin-Barrette offre finalement une définition de signe religieux: « tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef qui serait porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse est raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse ». Alors qu’il n’était initialement pas prévu de fournir de définition puisque Jolin-Barrette considérait l’usage usuel du mot comme suffisamment clair, la définition proposée demeure confuse et ouverte à interprétation.
Cette définition floue ainsi que l’essence de la loi pourraient être reçues avec moins d’opposition si cette dernière ne survenait pas au cœur d’une conjoncture politique qui ne laisse place à aucun doute quant à ses cibles réelles. Depuis 2006, les débats plus larges d’accommodements raisonnables ont fini par ne se pencher quasiment que sur un signe religieux: le voile islamique, ou hijab. Les trois partis majeurs – le PQ et sa Charte des valeurs, le PLQ et sa loi 62 et maintenant la CAQ – ont chacun leur tour tenté d’enrober leurs textes par des définitions générales incluant tous signes religieux ou signes ostentatoires. Il n’en reste pas moins que dans la pratique et dans le débat public, ce sont les femmes voilées qui sont principalement visées.
Deux tendances peuvent expliquer cette répulsion pour le voile au Québec. D’une part, certains défendent une position qui se veut féministe en se prononçant contre, se portant à la défense des femmes musulmanes dont le voile représenterait selon eux le symbole de l’oppression. Aussi noble que soit l’intention derrière cette démarche, celle-ci se fait souvent en parlant au nom de ces femmes, alors que plusieurs, même nées au Québec ou installées dans la province depuis longtemps, choisissent consciemment de porter le voile. Prétendre alors qu’elles sont simplement aveuglées par l’obscurantisme islamique et ne font pas un choix éclairé témoigne d’une incompréhension et d’une condescendance culturelles, ainsi que d’un manque de volonté d’écouter et d’échanger pour comprendre la réalité de ces femmes. Même si l’on suit cette logique de l’oppression, le fait d’imposer une loi qui pénalise la femme et non le « bourreau qui opprime », en l’empêchant d’exercer son emploi d’enseignante notamment, ne tient pas non plus la route. De plus, prétendre détenir le monopole de la raison concernant les choix vestimentaires de certaines femmes constitue un paradoxe à des prétentions féministes.
D’autre part, la répulsion pour le voile représente un symptôme de la montée de l’islamophobie au Québec. L’événement le plus traumatique de cette tendance est sans doute l’attentat à la mosquée de Québec du 29 janvier 2017. Malgré la puissante vague de solidarité et d’amour qui a frappé le Québec après cette tragédie, cette tendance islamophobe se fait de plus en plus visible. Plusieurs événements dans les derniers mois, comme le retrait de la page de commentaires de TVA Nouvelles suite à un déluge de commentaires haineux après la mort d’une famille syrienne à Halifax, et même dans les derniers jours (ici, ici et surtout ces deux événements très récents) exposent le danger de cette tendance islamophobe.
Il faut bien entendu souligner que ce n’est qu’une partie de la population qui agit de la sorte. Pourtant, ces événements qui surviennent au grand jour, combinés aux groupes d’extrême-droite tels que La Meute et Atalante qui prennent de l’ampleur, sont les symptômes d’un climat islamophobe capable de terroriser les minorités musulmanes. Ainsi, même si la formulation de la loi n’explicite pas les populations visées, la conjoncture socio-politique fait en sorte que dans l’esprit collectif, il est évident que le hijab constitue la cible de cette loi.
C’est donc pour cette raison que le gouvernement a dû modifier la Charte québécoise des droits et libertés en plus d’avoir recours à la clause dérogatoire, le fameux article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, sans quoi la loi se verrait probablement invalidée comme étant anticonstitutionnelle puisqu’elle ne respecterait pas la liberté de religion. Un recours a d’ailleurs déjà été déposé par une étudiante en éducation qui devra vraisemblablement changer de carrière en raison de la nouvelle loi – rappelons-le, dans un contexte où le Québec manque d’enseignant.e.s. La clause dérogatoire étant valide pour cinq ans, il faudra donc trouver d’autres arguments légaux pour lutter contre la loi.
Le débat sur la laïcité qui perdure depuis quelques années semble donc s’être entremêlé aux questions de société plus larges sur l’immigration et le multiculturalisme. Dans ce contexte, la loi 21 ne fait qu’attiser la haine et la marginalisation des minorités. Les bienfaits de cette loi pour la majorité qui est en accord avec celle-ci n’équivalent pas les dommages causés à ces gens, mais aussi à l’ensemble de la société québécoise, qui ne s’en retrouve que plus divisée … et moins cohésive.
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