Manifestations en Colombie: la fin de la présidence d’Iván Duque?
Alors que les mouvements sociaux avaient été éclipsés par le conflit armée, la Colombie a rejoint la vague de manifestations qui a secoué plusieurs pays d’Amérique Latine au cours des dernières semaines. Depuis le 21 novembre, les Colombiens manifestent contre le gouvernement du président Iván Duque, au pouvoir depuis maintenant environ un an et demi. Après douze jours de manifestations, marquées par une forte répression policière, l’exécutif d’Ivan Duque et le Comité de Grève (Comité de Paro) ont enfin convenu d’entamer un dialogue.
À l’origine, la mobilisation a été engagée par différentes organisations ouvrières et syndicats, tel que la Central Unitaria de Trabajadores, qui rejettent les réformes du travail et des retraites. À ceux-ci s’ajoutait les étudiants, déjà présents dans les rues depuis le début du mandat du président, pour réclamer plus de fonds pour l’éducation publique. Les manifestations s’ancrent désormais dans un contexte de mécontentement général envers le président et son gouvernement. Les dénonces des participants incluent l’augmentation des inégalités, la brèche de l’accord avec la guérilla des FARC, les assassinats incessants de dirigeants sociaux dont un grand nombre indigènes ainsi que d’anciens combattants qui avaient signé pour la paix. Mauricio Toro, membre du congrès et porte-parole de l’opposition politique, a déclaré : “ceux qui sont sortis dans les rues sont les travailleurs qui exigent de meilleures conditions de travail et des retraites équitables pour surmonter le fossé scandaleux des inégalités en Colombie. Des indigènes, afro-colombiens, paysans, mais aussi des femmes, la communauté LGBTI et le mouvement étudiant ont élevés leurs voix”.
Les manifestations ont connu une forte répression policière et des mesures ont été mises en place par le gouvernement pour “semer la panique”, selon certains. Le 23 novembre, deux jours après le début de la mobilisation, un couvre-feu a été instauré à Bogota. D’abord décrété dans seulement quelques quartiers du Sud de la ville par le maire Enrique Peñalosa, le couvre-feu a été étendu, quelques minutes plus tard, au reste de la ville par le président Iván Duque. Cette mesure n’avait pas été appliquée depuis 1977 dans la capitale et a mobilisé plus de 13000 membres de l’armée et forces policières pour patrouiller dans les rues. Cependant, cette décision a provoqué une vague de panique dans certains quartiers où il ne se passait réellement rien. Le maire de la ville s’est exprimé sur le sujet : “Nous avons examiné des centaines d’appels sans aucun risque réel. Cela ressemble à une campagne orchestrée. Je vous invite à la tranquillité”. Le sénateur Roy Barreras a ensuite déclaré sur tweeter qu’il encouragerait une enquête sur la “panique provoquée par l’État” : “Le procureur et le fiscal général mèneront l’enquête sur les dénonciations de vandalisme provoqué pour semer la panique et délégitimiser la manifestation pacifique. Il y a des vidéos. Il y a des dénonciations. Y-a-t-il une stratégie de l’État pour semer la panique et remplacer le cri du changement par le cri de la répression ?”. De plus, de nombreux cas de violences policières envers des manifestants ont été rapportés. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres a d’ailleurs fait connaître ses inquiétudes à travers son porte-parole, reconnaissant “l’esprit majoritairement pacifique des manifestations du 21 novembre” et observant “avec préoccupation les incidents de violence et de vandalisme”. Plus récemment, un jeune homme de 18 ans, Dilan Mauricio Cruz, a souffert d’un traumatisme craniocérébral, blessé par la balle d’un policier antiémeute, et est décédé quelques jours plus tard suite à ses blessures. Sa mort marque un tournant dans les manifestations, et les dirigeants syndicaux ont désormais inclus dans leur liste de demandes confiée au président, le démantèlement des forces anti émeutes (Esmad). Au lieu de décourager les manifestants par la peur, cette répression policière semble n’avoir qu’intensifié la mobilisation.
Ces manifestations, endurantes malgré la forte répression policière, menacent le mandat du président Iván Duque, déjà bien affaibli. En effet, lors des élections locales et régionales du 20 octobre 2019, le Centre Démocratique, parti du gouvernement actuel dirigé par l’ancien président Álvaro Uribe, a perdu dans les principales villes du pays où des forces alternatives ont pris le pouvoir. Le gouvernement est également très affaibli par la déclaration du sénateur Roy Barreras le mois dernier, qui a révélé que la force publique avait bombardé un camp de dissidents et tué plus de huit enfants dans le processus. L’écho de cet événement a notamment coûté le poste du ministre de la Défense, Guillermo Botero. De plus, bien que la croissance économique du pays se porte bien, la Colombie enregistre un taux de chômage à deux chiffres, source de préoccupation pour ses citoyens. Les récentes enquêtes publiées montrent une désapprobation à 69% d’Iván Duque.
De plus, le président ne semble pas très enclin à la discussion. Iván Duque s’est jusqu’ici peu exprimé sur la situation, à l’exception d’un discours centré sur l’ordre public plutôt que les réclamations des citoyens. Le 24 novembre, il a annoncé qu’il rencontrerait les maires et les gouverneurs élus aux élections d’octobre pour entamer la Conversación Nacional (conversation nationale). Bien qu’il ne disqualifie pas complètement les manifestations, il n’a pas non plus établi de mécanismes de conversations clairs et réellement ancrés autour des réclamations de la société civile. Il a annoncé lundi 2 décembre, après 12 jours de mobilisation et dans le cadre de l’appel à une nouvelle mobilisation le 4 décembre, qu’un dialogue serait entamé avec le Comité de Grève, en parallèle des discussions de la Gran Conversación Nacional.
Mais ces discussions sont loin de garantir le retour au calme. Bien que plusieurs rendez-vous devaient avoir lieu avant l’enclenchement de la Conversación Nacional, le président les a placés dans le même programme sans distinguer les demandes du Comité de Grève de l’agenda qui était déjà prévu. De plus, la façon par laquelle les participants ont été sélectionnés semble manquer de transparence. Bien que la Conversación Nacional émane des manifestations, il semble donc que Duque n’adresse pas spécifiquement les demandes des participants. Il a engagé six thèmes bien plus larges tels que l’éducation et la santé alors que le comité responsable de la grève avait présenté des revendications concrètes. Certains membres du Comité qui se sont entretenus avec le président ont déjà quitté des discussions de la Conversación Nacional car ils estiment qu’elle cherche à “détourner l’attention et avancer les demandes du gouvernement” plutôt que résoudre la crise sociale que vit le pays. Des membres du Congrès ont également fait entendre leur opposition à cette Conversación Nacional. Antonio Sanguino, membre du parti Alianza Verde, considère que ce que le gouvernement a appelé “conversation nationale” n’en contient pas les moindres caractéristiques: “ce n’est ni un dialogue entre deux personnes ni entre plusieurs, c’est un monologue.” Le sénateur Luis Fernando Velasco, membre du Partido Liberal Colombiano, a commenté: “Ils se croient infaillibles (les membres du gouvernement). Et dans les situations de crise comme aujourd’hui, il faut être humble”. Roy Barreras a ajouté “la première chose à faire est d’organiser l’ordre du jour et le calendrier des discussions, et Duque ne l’a pas fait. ce qu’il a proposé, c’est un tableau identique à son programme gouvernement, contre lequel ils manifestent”.
Le président a également informé qu’une plateforme numérique serait créée en plus des réunions physiques, projet qui n’a toujours pas vu le jour. Enfin, les modérateurs ne semblent pas avoir reçu de directives méthodologiques claires. Même les participants ne semblent pas avoir été informés des thèmes concrets qui allaient être traités, s’ils devaient se préparer à un débat ou simplement présenter leurs propositions. La veille de la mobilisation du 4 décembre, trois projets de loi qui suscitent la controverse ont été approuvés en première instance. Parmi eux, le projet de réforme du travail qui vise à réduire la durée hebdomadaire de travail et à établir le travail à temps partiel pour les jeunes ce qui mènerait à des “conditions de travail précaires” selon les manifestants étudiants. Cependant, il semblerait que le gouvernement envisage de transformer l’Icetex, une entité étatique qui octroi des crédits aux étudiants, pour “fournir de meilleurs outils et de meilleurs taux aux étudiants ainsi qu’encourager les annulations de dette sur base de bons résultats académiques”. L’avenir des mobilisations reste cependant incertain et la présidence d’Iván Duque avec. De plus, le pays peut rentrer dans une situation dangereuse si l’indignation persiste et des canaux démocratiques viables ne sont pas fournis aux manifestants.
Featured Image by Nicolás Fajardo (sources personnelles)
Edité par Paloma Baumgartner