Mon pays, ce n’est pas mon pays : l’exclusion des immigrants au Québec
Les identités fictives
Chaque fois que j’observe le drapeau du Québec, je suis frappée de plein fouet par son symbolisme. Le bleu royal et la fleur de lys, éternelles représentations de la France et de sa monarchie, et l’immanquable croix blanche, dédiée au catholicisme. Le fleurdelisé est à l’image de celui qui l’a adopté, bien sûr, et à l’image de ce qu’il souhaitait que le Québec et les Québécois soient. Maurice Duplessis alimentait une vision d’un Québec strictement catholique, rural et à l’origine française. Les Québécois contemporains ne correspondent évidemment pas à ce portrait, mais les Canadiens français de l’époque ne s’y conformaient pas non plus. D’abord, le Québec rural était une fiction. Dès 1921, la population du Québec a habité davantage les centres urbains que les campagnes. Puis, bien que les Québécois étaient (et demeurent) largement francophones d’origine et catholiques, ils n’étaient pas les farouches traditionalistes que Duplessis prenait plaisir à projeter et la Révolution tranquille qui s’en est ensuivi l’a bien montré.
Les identités sont des constructions fluides, et par ce fait, elles sont susceptibles aux manipulations. La défunte identité québécoise à laquelle Duplessis souhaitait s’accrocher n’a pas perduré; l’identité québécoise que notre Premier ministre actuel projette est également à questionner. N’oublions pas ce révélateur échange controversé entre Legault et le gouverneur californien, alors que notre Premier ministre bombardait ce dernier de questions: Do you speak French? But you’re Catholic, no? Of course, all French-Canadians are Catholic. Clairement, Legault affiche une « conception datée de l’identité québécoise. » C’est un Québec mythique, un Québec fantasmé, fait de ces fameux Québécois de souche, aux origines catholiques, françaises, blanches.
Nombreux tentent de manipuler la conceptualisation de l’identité québécoise à leur avantage, et produisent conséquemment des fictions. Les Québécois ne sont pas tous catholiques; même que les Québécois francophones, blancs, d’origine française ne le sont pas tous non plus. Ces définitions caricaturales de la québécité ne sont pas sans conséquences, puisqu’elles signalent et perpétuent des mécanismes d’exclusion qui aliènent d’importants fragments de la population. Comment, alors, définir ce qu’est un Québécois, sans se laisser berner par les clichés que l’Histoire et ses acteurs ont tenté et tentent encore d’imposer?
Qui sont les Québécois?
Certains affirment que pour être Québécois, il suffit d’habiter le territoire du Québec. C’est une définition qui est utile dans plusieurs contextes, comme lorsqu’on traite de données démographiques ou lorsqu’il s’agit de représentation politique. Mais cette définition est simpliste et se heurte à bien des obstacles lorsqu’il s’agit de déceler l’essence de la québécité – entre autres, on sait que 6% des habitants du territoire ne se considèrent aucunement Québécois, seulement Canadiens. On peut donc vivre au Québec sans se sentir Québécois.
Certaines personnes refusent l’identité québécoise par choix. Peut-être se considèrent-elles purement Canadiennes pour des raisons politiques ou en raison de leur groupe linguistique. Peut-être louent-elles une allégeance éternelle à leur pays d’origine, sans souhaiter redéfinir leur identité. Peut-être se définissent-elles comme citoyens du monde, jugeant que les États-nations sont chose du passé. Peut-être refusent-elles toute étiquette identitaire. Il est donc plus juste d’affirmer que sont Québécoises toutes les personnes souhaitant l’être, qui vivent au Québec ou qui y ont vécu. Mais cette définition m’apparaît toujours insatisfaisante, parce que les identités prennent forme dans l’intersubjectivité : il ne suffit pas de vouloir être ou de vouloir devenir Québécois, encore faut-il être accepté et reconnu comme tel par la collectivité qui porte déjà le titre.
En effet, bien des personnes qui souhaitent s’insérer dans la société québécoise voient leur accès refusé. C’est trop souvent le cas pour plusieurs immigrants. Ainsi, près de 50% d’entre eux se considèrent principalement ou uniquement Canadiens. D’autres personnes font partie de la collectivité dès leur naissance, mais sont toujours perçues comme des étrangers, parce qu’elles sont racisées, parce qu’elles parlent d’autres langues, parce qu’elles pratiquent une autre religion. C’est le cas classique du tu viens d’où?, qui a pour réponse du CHUL à Québec, ou de Montréal, ou d’une petite ville en Gaspésie, mais où l’interlocuteur renchérit toujours : non, mais, tu viens d’où vraiment?
Aujourd’hui, le 24 juin 2020, nous célébrons fièrement le Québec et les Québécois. J’aimerais tout simplement que tous les Québécois et que tous ceux qui ont cherché à le devenir, en vain, aient le coeur à la fête.
Des rêves réduits en poussière
Une étude réalisée pour les ministères du Travail et de l’Immigration montre que 88,9% des immigrants ont, au moment de la demande de résidence permanente, l’intention de travailler au Québec. Avant même d’avoir mis les pieds au Québec, « près des trois quarts (74,3 %) de ces personnes ont [déjà] effectué des démarches pour connaître le marché du travail, pour chercher un emploi ou se préparer en vue d’un emploi. » Malgré ces intentions, bien des immigrants finissent par quitter la Belle province. En effet, en 2015, environ 75% des immigrants s’étant installés au Québec entre 2004 et 2013 y étaient encore présents : un immigrant sur quatre était donc parti. Comment expliquer cet exode? La difficulté à intégrer le marché du travail est au cœur de la problématique, l’accès à l’emploi étant un élément clé pour l’inclusion sociale.
En 2015, le taux de chômage pour la population native atteignait les 7%, mais grimpait à 18% chez les immigrants récents (au Québec depuis 5 ans ou moins) et se stabilisait autour de 11% pour l’ensemble des immigrants. Les Québécois immigrants doivent entre autres composer avec de la discrimination à l’embauche. Une enquête menée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a montré que, dans la région du Grand Montréal, les CV portant un nom typiquement franco-québécois ont environ 60% plus de chances d’être convoqués en entrevue que les CV de même qualité portant un nom à consonance africaine, maghrébine ou latino-américaine. Cette exclusion ne s’applique pas qu’aux immigrants: les Québécois natifs racisés sont fortement touchés. Par exemple, en 2011, si les Québécois natifs avaient un taux de chômage de 6,5%, et les Québécois immigrants, de 11,2%, la différence était quasi nulle pour les Québécois membres d’une minorité visible, qu’ils soient nés au Québec ou ailleurs, avec un taux de chômage environnant les 13%.
Tout de même, malgré les difficultés, la majorité des immigrants parviennent à décrocher un emploi. Néanmoins, avoir accès à un emploi ne signifie pas que celui-ci est valorisant. Une étude menée en 2016 illustre la déqualification vécue par les nouveaux arrivants: si 64,8% des répondants détenaient au moins un diplôme d’études universitaires, seulement 28,4 % des immigrants concernés occupaient un emploi exigeant une formation de ce niveau. La surqualification n’est pas l’unique problème: de plus, les immigrants œuvrent souvent dans des domaines complètement déconnectés de leur formation. C’était le cas pour 40% des répondants de l’enquête précédemment mentionnée.
Avec la crise de main-d’œuvre que le Québec traverse depuis des années, on pourrait s’attendre à une attitude différente. Après tout, « les immigrants représentent le plus important bassin de main-d’œuvre disponible. » Toutefois, les employeurs hésitent encore à les embaucher. Une enquête menée en 2018 par la Banque de développement du Canada auprès de 1028 petites et moyennes entreprises à travers le pays met en lumière l’ampleur de la discrimination. Pour pallier aux manques de main-d’œuvre, 43% des employeurs sont prêts à recourir à des travailleurs moins qualifiés; 40%, à embaucher des travailleurs plus jeunes; 33%, à se tourner vers les retraités; et 35%, à hausser les salaires. Un maigre 18% des employeurs envisagerait de s’orienter vers les immigrants.
Ces pratiques discriminatoires traduisent un mépris pour l’Autre et pour sa connaissance, un mépris pour son expérience, pour ses acquis, pour sa compétence. Ce mépris est bel et bien inscrit dans les institutions, en plein cœur des rouages de notre société, alors que de nombreuses barrières systémiques empêchent les Québécois racisés, allophones et immigrants de réaliser leur plein potentiel. C’est une perte pour chaque vie affectée par ces injustices, alors que s’accumulent frustrations, déceptions et regrets. C’est aussi une perte pour le Québec entier, alors que des talents fous sont gaspillés.
Ces pratiques reflètent également un phénomène social plus large, alors que 39% des Québécois estiment qu’il « y a trop d’immigration et [que] cela menace la pureté du pays. » Alors qu’un Québécois sur quatre pense que « le fait d’avoir un nombre croissant d’ethnies et de nationalités différentes fait du Canada un moins bon endroit où vivre. » Alors que le tiers des Québécois opinent qu’il « faudrait interdire l’immigration musulmane. » Le paradoxe est incroyable. Les entreprises réclament au gouvernement d’augmenter le nombre d’immigrants qualifiés admis, mais par la suite ces mêmes entreprises sont réticentes à les embaucher. Les Québécois, dans leur conjoncture démographique et économique, dépendent de l’immigration pour la pérennité de leurs systèmes, mais en même temps trop de Québécois entretiennent des opinions défavorables envers l’immigration et les immigrants, refusant de reconnaître les apports essentiels de la diversité.
Une éternelle ambivalence
Le Québec est un magnifique lieu et les Québécois constituent une magnifique nation. Malheureusement, nous nous rapetissons nous-mêmes, en aliénant des parties de la population qui ne feraient que nous enrichir. Comme mentionné plus tôt, les identités se construisent par l’intersubjectivité. La forte majorité des immigrants souhaitent travailler; la forte majorité des immigrants sont qualifiés; la forte majorité des immigrants font l’immense effort d’apprendre le français. Clairement, la forte majorité des immigrants travaillent d’arrache-pied pour forger leur place en cette société. Mais les immigrants ne peuvent tout faire, et c’est à ceux qui ont déjà le privilège de porter l’étiquette de Québécois d’agir maintenant. C’est à ces Québécois d’élargir la définition de ce que c’est, être Québécois, en reconnaissant leurs compatriotes comme des semblables et en combattant ainsi l’exclusion. La tolérance ou l’indifférence ne suffisent pas, et n’égalent pas l’acceptation ni le respect.
Tous les 24 juin, et bien d’autres jours de l’année, l’ambivalence me domine. En tant qu’immigrante, et enfant d’immigrants, j’aime le Québec autant que je le hais. D’une part, le Québec m’a donné tant de choses. Le français, qui est un des cadeaux les plus précieux. La sécurité, aussi, et l’hiver, et l’éducation, et d’innombrables autres biens. D’autre part, le Québec a infligé tant de blessures à ceux que j’aime, par un système marginalisant, discriminatoire, que l’on maintient bien vivant. Tant de blessures qui auraient pu être évitées avec un peu de volonté populaire et un peu de volonté politique.
Le Québec et moi entretenons présentement une relation complexe et fatigante, et j’adorerais que cette ambivalence prenne fin. Dans sa célèbre chanson Mon pays, Gilles Vigneault déclare : « Je crie avant que de me taire / À tous les hommes de la terre / Ma maison, c’est votre maison / Entre ses quatre murs de glace / Je mets mon temps et mon espace / À préparer le feu, la place / Pour les humains de l’horizon / Et les humains sont de ma race. » Voilà le Québec que je veux habiter.
Il est temps de préparer ce feu, cette place, pour bien accueillir ces humains de l’horizon, avec la dignité et le respect qu’il se doit. Sans oublier, bien sûr, ceux qui ont toujours été ici, qui sont nés de cette terre, mais qui ne se sentent tout de même pas à la maison. Après tout, les Québécois n’ont rien à craindre, rien à perdre, et tout à gagner. Nous n’avons pas besoin des replis identitaires qui, dernièrement, ternissent nos âmes. Ces replis traduisent une peur que les Québécois n’ont nulle raison de ressentir. Le Québec n’a pas besoin de se protéger, car il n’a nul ennemi. Il n’a pas besoin de se renfermer dans une prison de bleu français et de croix blanches, il n’a pas besoin de se tourner vers le passé, et il n’a pas à craindre le futur. L’immigrant ne dilue pas la culture; il l’alimente. Il ne tue pas le français; il contribue à sa vitalité. Il ne met pas les Québécois en situation minoritaire; il en devient un, si seulement on le laisse. René Lévesque nous l’a bien confirmé, par une soirée de novembre 1976 : « On n’est pas un petit peuple, on est peut-être quelque chose comme un grand peuple. » J’en suis convaincue : les Québécois sont un grand peuple, portant derrière eux une riche histoire, parlant une incroyable langue, vivant d’une magnifique culture. La culture québécoise ne demande qu’à être partagée. En aucun cas ne devrait-elle être mise sous clé.
Image de couverture “Fête nationale du Quebec”, par Montrealais, sous license CC BY-SA 2.5.