Nos villes en première ligne
Face aux grands enjeux de notre ère, il est temps de rendre justice à nos rues, cœur battant de nos sociétés, dont on oublie trop aisément l’importance au sein de nos vies. C’est en tout cas ce que laissent entendre les résultats du second tour des élections municipales de Paris en 2020, lors duquel seuls 34,67 pour cent des Parisiens ont exercé leur pouvoir démocratique. Une réalité qui ne cesse de s’intensifier depuis 1983 alors que de concert, nos villes, et avec elles nos rues, se retrouvent plus que jamais aux premières lignes des combats climatiques et sociaux. Une tendance antithétique à la réalité de ces problèmes, qui s’explique par une incompréhension des réels enjeux qui s’y jouent, et qui appelle à revenir sur le rôle de nos municipalités, et sur notre devoir à s’y intéresser.
Alors que les dirigeants politiques de haut niveau occupent le plus souvent nos médias, débats, et conversations, ils sont aussi les plus éloignés des problèmes que l’on rencontre au quotidien. Bien que l’État joue un rôle indispensable dans la libération de fonds et dans la délégation de pouvoirs administratifs aux communes et collectivités, c’est dans ces dernières que le réel travail s’opère. C’est dans nos villes que l’on change le monde; c’est dans nos rues que le monde change.
Le siècle perdu
Pour mieux comprendre l’importance des choix politiques urbains, il suffit de se tourner vers l’Amérique du Nord des années cinquante, durant ce que j’appelle « le siècle perdu de l’urbanisme ». Sous l’imagination de nul autre que Le Corbusier, le continent éradique ainsi ses centres-villes au profit d’autoroutes, de stades, et de stationnements. L’Europe n’est pas épargnée par cette urbanisation et la voiture y occupe également une place de plus en plus importante. S’installe alors le prologue des crises socio-écologiques auquel nous faisons face aujourd’hui.
Ce fut le cas de Montréal, qui perdait ainsi ses lignes de trams, et ses quartiers historiques de la rue Viger, laissant place à l’autoroute Ville-Marie. Dans plusieurs cas, ce fut aussi exploité par les gouvernements friands de pratiques racistes afin de détruire, expulser et effacer l’héritage de populations noires ou immigrantes, mis à bas pour y accueillir au final de nouveaux ponts autoroutiers. Ces décisions d’urbanisme ont eu, inévitablement, des conséquences sociales bien réelles, mais peut-être trop opaques aux yeux du grand public. Pourtant, c’est elles qui définissent l’avenir même de nos quartiers, leurs attraits et trop souvent leurs défauts.
Jane Jacobs, grande citoyenne new-yorkaise de l’époque, qui n’avait d’ailleurs aucune éducation formelle en matière d’urbanisme, avait pourtant déchiffré ce qui donnait souffle aux villes dans son livre The Death and Life Of Great American Cities. Elle y loue l’intérêt de l’usage mixte; c’est-à-dire du mélange entre occupations résidentielles, bureaux et commerciales, qui réduit les opportunités criminelles en diversifiant les rues et leurs piétons. Cela apporterait d’après Jacobs une fréquentation « quasi-continue », et encouragerait les riverains à observer la rue et ses activités, créant ainsi un écosystème de quartier propice à l’entraide et la sécurité. Elle souligne aussi la richesse des bâtiments historiques qui donnent sens et mémoire à nos quartiers.
Mais dans l’imaginaire de Le Corbusier, la ville est au contraire idéalisée sur fond de planification, séparée en quartiers fonctionnels dans lesquels on confine les piétons aux parcs afin de prioriser les voitures (Jacobs 1961, p. 23). La rue laisse alors sa place à la route. Ce faisant, il n’a fait qu’inspirer des quartiers vides de vie, donnant lieux notamment aux fameuses banlieues-dortoir parisiennes, peuplée de tours résidentielles dépouillées à dessein de culture, d’héritage et d’opportunités.
Face à cela, la France à longtemps stigmatisé ces lieux. On y associait criminalité, risque et danger. Ce fut notamment le cas de Nicolas Sarkozy qui voulait « nettoyer au Karcher la cité », alors qu’il aurait fallu repenser la cité. C’est d’ailleurs ce qu’on constate aujourd’hui dans certaines de ces villes : alors que les rues se transforment en endroit de partage et d’arts, alors que la culture s’y invite et que la mixité de fonctions s’y installe, on assiste à la redynamisation des banlieues. La plaie guérit lentement, mais la blessure persiste. La crise des gilets-jaunes nous l’a encore rappelé; cette crise, autant sociale que politique, avait aussi tous les symptômes d’une crise de mobilité. L’automobilisation en France agit en joaillier, contraignant les ouvriers à vivre loin des opportunités de travail tout en dépensant des sommes importantes à l’achat et à la maintenance de leurs voitures. Mais cette crise a aussi permis de marier combats sociaux et combats écologiques, reconnaissant au final que « fin du monde, fin du mois, même combat ».
C’est sans parler des conséquences néfastes qu’a eu la voiture sur notre air en milieu urbain. Rien qu’à Londres, chaque année, la pollution provenant notamment des véhicules motorisés tue des milliers de personnes. Certains affirment que la voiture est « de loin la première source de pollution » en ville en plus d’être bruyante, dangereuse, et gourmande en espace.
Nos villes montent au créneau
Aujourd’hui, les villes se réveillent peu à peu. On commence à comprendre le rôle grandissant que jouent nos rues dans les luttes de notre génération. Et face à l’impasse internationale, les villes sont devenues les réels « premiers moteurs du changement » et modifient déjà nos manières de naviguer, de vivre.
Beaucoup de nos grands combats se retrouvent liés à l’échelle urbaine : la lutte climatique passe inévitablement par une révolution piétonne et de mobilité douce; les problèmes de sécurité et d’intégration sont influencés par les choix d’infrastructure, de zonage, et de planification urbaine; le bien-être et la santé des citoyens est grandement diminuée par l’hégémonie automobile. En effet, face à l’étalement urbain, à la pollution des micro-particules, au trafic et aux problèmes de mobilité, c’est dans nos rues que s’opère la révolution urbaine du 21e siècle. Elle n’est plus marquée par les idéologies modernistes à la Corbusier, mais bien imaginée pour les résidents de ces rues qui animent nos villes et nos vies. Ainsi, nos villes reprennent leurs pavés pour que demain la nature reprenne de son souffle. C’est pourquoi il nous faut avant tout, en bon citoyens et pour nous-même, occuper et observer la rue, la ville, et s’impliquer davantage dans ses politiques.
Edité par Thierry Prud’homme
En couverture : Rue piétonne éphémère à Montréal, en juillet 2014. Pedestrian Street de Christopher Porter sous licence CC BY-NC-ND 2.0.