Offensive turque contre les FDS en Syrie: entre précarité humanitaire et instabilité régionale et internationale
La situation transitoire des États-Unis en Syrie a pris fin le 9 octobre, lors du retrait des soldats américains de la province de Rojava. La décision des États-Unis, l’allié et support majeur des Kurdes dans le combat contre l’État Islamique, laisse présager un bouleversement dans la région nord-est de la Syrie. En effet, immédiatement après le début du retrait des troupes américaines, Ankara a lancé son opération militaire contre le territoire kurde en Syrie du nord. Les États-Unis laissent donc derrière eux les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) sans protection – FDS, la milice kurde syrienne, perçue comme un groupe terroriste par le gouvernement turc.
Destinée à repousser les FDS de la province de Rojava, et à créer un périmètre de protection où des réfugiés syriens se trouvant en Turquie pourraient s’installer, cette opération militaire présage des conséquences dramatiques pour la situation humanitaire et régionale de la Syrie, mais aussi pour les relations internationales de la Turquie.
Depuis six jours, on observe l’enchaînement des défaites kurdes face aux forces militaires turques, supportées par l’Armée Syrienne Libre – des groupes de rebelles formés pendant la guerre civile. Samedi 12 octobre, à la suite de bombardements d’artillerie lourde, la ville de Ras al-Ayn en Syrie du nord a été capturée par la Turquie ; elle représente le gain le plus important d’Ankara depuis le début de l’opération. Dimanche 13 octobre, Tal Abyad, Suluk, et Rasulayn ont également été prises par les forces turques. Quatorze villages syriens ont aussi été capturés par l’armée d’Erdogan, laissant des dizaines de morts derrière eux.
Huit ans après le début de la guerre civile syrienne, la situation précaire du pays n’est pas prête de se stabiliser. Au cœur de ce conflit régional et politique – voire idéologique –, se trouvent les civils syriens, qu’ils soient arabes ou kurdes. À la suite du lancement de l’opération militaire turque, environ 100,000 Kurdes ont quitté leur territoire pour se réfugier dans des villes telles que Hasakah ou Tal Tamr. Mais ces villes, accueillant déjà des milliers de personnes déplacées, n’ont pas la capacité d’accueillir autant de réfugiés. En effet, plus de 11,000 Kurdes sont arrivés à Tal Tamr, se réfugiant dans l’enceinte de deux écoles et au domicile de dizaines de familles.
Les bombardements d’artillerie lourde ont détérioré Ras al-Ayn. Les habitants kurdes quittent leur ville ébranlée, leur maison ravagée. Une femme originaire de Ras al-Ayn et habitant aujourd’hui à la frontière turque, témoigne : « C’était mon quartier et ma maison, […], et il n’en reste plus rien », dit-elle en regardant son salon dévasté (“That was my neighbourhood and my house,” she said. “It was all I had left and now it’s gone.”). Si Erdogan envoie les réfugiés syriens de Turquie dans ces villes, les Kurdes pourront-ils un jour revenir ?
Cette opération soulève d’autant plus d’inquiétudes concernant sa dimension ethnique. Alors qu’Ankara associe étroitement les FDS au PKK turc, – ‘Parti des travailleurs du Kurdistan’, groupe terroriste kurde en Turquie – la détermination du gouvernement de chasser les Kurdes de ce territoire syrien, suscite des questionnements concernant la portée humanitaire de l’opération : ce conflit va-t-il se transformer en guerre existentielle au cœur de laquelle les Kurdes seront victimes d’un conflit ethnique ? De plus, deux combattants kurdes prisonniers du groupe Ahrar al-Sharqiyeh – une milice de l’Armée Syrienne Libre, alliée à la Turquie – ont été tués par ces derniers. Une vidéo qu’ils ont diffusée témoigne de ce crime de guerre.
En outre, l’instabilité que génère l’offensive turque rend possible la perspective d’une résurgence djihadiste. Soutenus par les États-Unis, les Kurdes ont été des acteurs essentiels dans la défaite de l’État Islamique. Leur présence dans la région nord-est de la Syrie est donc centrale au maintien de la stabilité relative de la région que les Kurdes ont réussi tant bien que mal à maintenir depuis la chute de l’État Islamique. Leur perte de contrôle de la région suscite donc des questionnements concernant la possible résurgence du groupe terroriste. En premier lieu, une inquiétude persiste concernant les prisonniers djihadistes des camps et prisons kurdes. Alors que la Turquie a déclaré prendre la responsabilité de ces prisonniers djihadistes affiliés à l’État Islamique, aucune discussion n’a eu lieu entre les autorités turques et kurdes concernant leur transfert. Aucune solution n’a donc été prise au regard de ces prisons et camps regorgeant de combattants de l’État Islamique cherchant à rétablir le califat. Alors qu’il est nécessaire de maintenir une surveillance robuste de ces prisons durant le conflit, plus de 859 détenus se sont échappés du camp d’Ain Issa dimanche 13 octobre, parmi lesquels quelques centaines sont connectés à l’Etat-Islamique. Cet incident s’est déroulé après que des femmes connectées à l’EI aient mis le feu à leur tente d’après l’administrateur du camp, Jalal al-Iyaf, ce qui aurait facilité l’évasion des détenus.
Le sort des prisons n’est pas la seule inquiétude. La perte de contrôle des Kurdes de la région, pourrait permettre aux combattants de l’EI de profiter de cette vacance de pouvoir afin de rétablir leur mainmise. De plus, l’opération turque pourrait entraîner la négligence du maintien des forces turques en Syrie du sud où l’État Islamique représente toujours une menace. Redur Xelil du FDS a d’ailleurs annoncé que « l’invasion turque […] a entraîné la réémergence de l’Etat Islamique et a activé ses cellules à Qamishli et Hassakeh » (“The Turkish invasion is no longer threatening the revival of Daesh [ISIL], rather it has revived it and activated its cells in Qamishli and Hassakeh and all the other areas”). Les intentions militaires et politiques de la Turquie laissent donc place à la résurgence des cellules de l’EI, qui exploitent l’instabilité de la région perpétrée par ces mêmes acteurs qui les ont combattues et décimées.
D’autre part, ces réalités nouvelles compromettent les relations internationales de la Turquie et ses alliées. La décision turque n’a fait qu’aliéner ses alliés de l’OTAN, tels que la France et les États-Unis. Samedi 12 octobre, Florence Parly, la ministre française des armées a fait valoir l’opposition du gouvernement français à l’opération turque. La ministre a déclaré que « Dans l’attente de la cessation de l’offensive turque dans le Nord-est syrien, la France a décidé de suspendre tout projet d’exportation vers la Turquie de matériels de guerre susceptible d’être employés dans le cadre de cette offensive. Cette décision est d’effet immédiat ».
Le gouvernement français n’est pas le seul à vouloir refréner la Turquie dans cette offensive. En effet, les États-Unis sont prêts à imposer des sanctions pouvant compromettre l’économie turque. Destinée à dissuader le gouvernement turc de poursuivre l’offensive, cette menace américaine demeure cependant prête à être exécutée. L’administration de Trump peut déjà établir des sanctions contre des personnes affiliées au gouvernement turc. En outre, la trésorerie américaine pourrait imposer des sanctions aux banques, ce qui pourrait augmenter le coût d’emprunt de la Turquie, et la réticence des banques à fournir des crédits aux institutions financières turques. Les pénalités pourraient également toucher des entreprises pétrolières, ou tout autre commerce supportant les efforts militaires du gouvernement. De plus, dimanche 13 octobre, les Kurdes et le gouvernement syrien ont conclu un accord dans lequel Bashar al-Assad déploiera son armée à la frontière syro-turque afin d’aider les forces kurdes à contrer l’offensive militaire d’Ankara. Alors que cette décision permettrait à Assad de reprendre le contrôle du nord-est de la Syrie, elle augmente également le risque de conflit entre la Syrie et la Turquie. Les répercussions de ces décisions placent la Turquie dans une position instable et compromettante au sein de ses relations internationales: ses alliances sont bouleversées. Le gouvernement turc est-il déterminé à créer son périmètre de sécurité et à chasser les Kurdes, au point qu’il puisse détériorer ses relations internationales et, possiblement, son économie ?
A l’issue de la guerre civile, le sort de la Syrie prend un autre tournant après le retrait des troupes américaines du nord de la Syrie: ce retrait annonce l’exacerbation de l’altercation turco-kurde, et donc, une instabilité évidente dans la région. L’offensive du gouvernement turc contre les Kurdes à la suite du retrait des troupes américaines, fait entrevoir une situation précaire et une crise humanitaire pour les Kurdes de la région, un équilibre régional instable face à l’État Islamique, ainsi qu’un bouleversement des relations internationales de la Turquie, ne pouvant que nuire à la pérennité internationale et économique du pays. En somme, après huit ans de guerre civile, la Syrie est de nouveau un terrain de conflit ethnique et idéologique.