Pas de droits, pas de partenariat : comment la violation des droits de l’Homme fait de la Turquie un éternel candidat à l’UE
Cela fait maintenant plus de 30 ans que la Turquie traîne sur le banc des postulants à l’Union Européenne. Le temps où le pays d’Atatürk était loué par ses confrères européens est bel et bien révolu, alors que malgré une politique dure et parfois inégalitaire, les politiciens comme Charles de Gaulle s’étaient ouverts à un étroite collaboration avec le pays, où « de toutes les gloires, Atatürk [avait] atteint la plus grande, celle du renouveau national ».
En 1987, le pays postule une première fois pour une entrée à l’UE. Cette candidature est officiellement reconnue en 1999 et les négociations débutent quelques années après, malgré un débat certain sur la légitimité de la Turquie, notamment par sa position géographique entre deux continents et sa culture radicalement différente de celle encore très occidentale de l’Europe de l’époque. En effet, le traité de Lisbonne de 1993 précise que les pays adhérents à l’Union doivent remplir trois critères: un système démocratique stable, une économie de marché viable et se souscrire aux valeurs et lois européennes. Ce dernier point a donc pu être source de conflit dans ce pays autrefois surnommé “Anatolie” ou Asie mineure. Cependant, cette adhésion semble aujourd’hui avoir pris un nouveau tournant.
Au lieu de se rapprocher de l’Europe comme l’ont pu faire d’autre pays de l’Europe de l’Est (comme la Roumanie ou la Bulgarie en 2007), la Turquie s’en éloigne drastiquement depuis l’entrée en scène du président Erdogan et de ses fréquentes violations des droits de l’homme, dont le respect est une valeur fondamentale de la communauté européenne. Ainsi, en octobre dernier, Ankara s’est retrouvée privée de 40% des fonds qui lui étaient réservés par la Commission Européenne afin de favoriser son développement et son entrée dans l’organisation. Cette privation est d’autant plus difficile à accepter pour le président turc étant donné l’importante crise monétaire qui engouffre le marché économique en chute libre.
Depuis sa montée au pouvoir, la politique hostile et quasi-autoritaire menée par Erdogan ne fait que détériorer les relations entre l’ancien pôle de l’Empire Ottoman et l’Europe. Cela fait plusieurs décennies que la cohésion européo-turque est menacée. Depuis les années 2000, la Turquie semble multiplier les fautes et les infractions de code moral et social imposées tacitement par les Européens, jusqu’à un premier blocage des négociations en 2007 par la France et l’Allemagne, avec qui les relations sont présentement très tendues. L’aggravation du conflit avec les minorités kurdes depuis 2010, ainsi que des actions de l’Etat facilement condamnables, comme celle de la répression violente des manifestations de la place Taksim en 2013 (plus de 8 000 citoyens blessés par les autorités turques), ont également contribué à la création de ce creux entre les deux entités. D’ailleurs, les protestations de la place Taksim étaient déjà visées à l’encontre du gouvernement Erdogan. Le parti écologiste avait d’abord lancé ce mouvement afin de contester la destruction d’un parc, se transformant en véritable émeutes contre le pouvoir. Des organisations comme Amnesty International, ONG militant pour le respect des droits de l’homme à échelle internationale, multiplie leurs rapports sur les violations turques depuis plusieurs années. A la suite des évènements de la place Taksim, Amnesty International avait sorti une vidéo documentaire saisissante dénonçant l’armée turque, la deuxième plus importante de l’OTAN après les Etats-Unis. C’est désormais la mise en danger de droits fondamentaux comme celui de la liberté d’expression qu’elle pointe du doigt.
C’est réellement après la tentative de putsch des militaires en 2016, que la Turquie passe de collaborateur controversé à allié repoussé. Les putschistes avaient affirmé leur volonté de “restaurer la liberté et la démocratie”. Cependant ce sont plusieurs jours de chaos, coups de feu et d’affrontements sanglants qui suivirent. Soutenus par la communauté internationale, les partis au pouvoir ne s’en trouvèrent que renforcés suite à l’échec du coup d’Etat. Celui-ci avait conduit à un bilan traumatisant de plus de 160 morts et presque 1500 blessés. La montée à la présidence de l’ancien premier ministre Recep Tayyip Erdogan, connu pour ses idées pro-réislamisation et eurosceptiques, renforça cette prise de distance. En effet, Erdogan reproduit les schémas d’un régime qui penche vers l’autoritarisme et qui contredit les principes démocratiques. A la suite de ce coup d’Etat raté, le pays lance une procédure d’état d’urgence, justifiant l’extension des pouvoirs présidentiels, des « purges » régulières au sein de la justice et de l’Etat, l’emprisonnement arbitraire d’opposants au pouvoir ainsi qu’une censure virulente des médias.
A Istanbul début novembre, les habitants commémorent l’emprisonnement injustifié d’Osman Kavala, qui n’eut même pas la possibilité de passer devant la cour d’assises avant de disparaître inexplicablement de chez lui. Cet homme d’affaire investi dans les activités philanthropiques croupit en prison depuis désormais 1 an, sans mentionner les maintes rumeurs des pratiques de torture par les services secrets turcs, pour avoir tenu des propos défiant le pouvoir et défendant notamment les droits des minorités kurdes. Concernant la liberté d’expression du pays qualifié de « plus grande prison du monde pour les professionnels des médias » par l’ONG Reporters sans frontière, le Parlement Européen a adopté une résolution en 2016 condamnant les arrestations de journalistes turcs et la fermeture forcée de plusieurs supports médiatiques d’opposition. Sans résultats.
Non seulement la politique interne d’Erdogan viole sans précédents la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, mais le président envenime davantage sa politique extérieure avec une provocation et un mépris affichés face aux gouvernements européens. Il va même jusqu’à la menace d’un référendum sur l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, absolument pas validé par Bruxelles, qui n’a pour seule fonction que de consulter l’avis du peuple dans le but de faire monter la pression à l’institution européenne. Reconnaissant les besoins de la Turquie en terme d’aide financière, Erdogan tente de se faire plus conciliant et se montre favorable à un dialogue plus nuancé sur ses politiques sociales. Cependant, la Commission Européenne n’est pas dupe. Elle se souvient bien des insultes qu’a pu lancer le président, qualifiant ironiquement l’ONU d’organisation « indifférentes aux oppressions » et accusant Bruxelles de xénophobie. A cela s’ajoute sa rivalité avec l’Allemagne, allant jusqu’à traiter la chancelière de « nazie ». Et puis retour à la question kurde, avec les interventions régulières de la Turquie qui lance des frappes en Syrie contre des forces armées kurdes (le Parti des travailleurs du Kurdistan), ces derniers étant pourtant en opposition avec Daesch, contre qui la Turquie est également en guerre. Ces interventions sont régulièrement condamnées par la Commission et entraîne un chaos de conflit politique qui empêchent de nouveau l’établissement d’un terrain d’entente entre Ankara et Bruxelles.
La Turquie n’est donc pas épargnée d’une opinion publique sceptique. Son statut de pays européen est perpétuellement remis en question. La seule remontée que la Turquie a pu faire dans son image à l’internationale fut son rôle dans l’affaire Khashoggi, avec une dénonciation virulente des Saoudiens et une régulation encadrée des procédures de sanctions depuis Istanbul. Pourtant, en regardant de plus près, la condamnation faite par Erdogan des actions de l’Arabie Saoudite épargne astucieusement une attaque direct du roi lui-même. Certains dénoncent même une instrumentalisation de cette affaire. Ainsi, Erdogan mènerait un double discours afin de prendre le rôle de médiateur démocratique tout en préservant ses relations avec le pays pétrolier. La Turquie n’est pas prête à prendre la route de l’Europe de si tôt.
Edited by Salomé Moatti