Quand le rêve européen se heurte au Kremlin
14 000 civils et militaires depuis 2014. 3 541 civils de plus depuis le 24 février. Le sang coule et les morts abondent en Ukraine depuis que la Russie y soutient les régions séparatistes du Donbass, et participe aujourd’hui à une guerre ouverte contre le pouvoir de Kyiv. Plus que tragique, ce conflit met en lumière une dynamique croissante opposant des puissances mondiales et ébranlant la scène politique internationale. Mais alors que le courant prépondérant tend à condamner les tendances impérialistes de Poutine, d’autres estiment que des décennies de rapprochement avec l’Occident sont à l’origine du conflit. Une revendication qui s’avère être aussi fausse que dangereuse.
Alors que la surconsommation d’information et le partage constant d’idées dominent nos réseaux sociaux, chaque internaute cherche à imposer ses propos. Dans cet environnement, John Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l’Université de Chicago, est le protagoniste d’une vidéo dernièrement diffusée sur les réseaux. Une vidéo populaire, dans laquelle il accuse les États de l’Ouest d’être les principaux responsables de la crise de 2014. Une accusation qu’il a initialement promulguée dans un essai intitulé Why the Ukraine Crisis is the West’s Fault. Dans une entrevue accordée au New Yorker en mars, Mearsheimer réitère son argument dans le cadre de la guerre actuelle, et affirme que sa rhétorique tient toujours. Cela en dépit de la violence et de l’agression dont fait preuve l’armée russe, aujourd’hui accusée de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Bien que son discours tente de crédibiliser les actions du Kremlin, il omet d’importantes nuances et ignore intégralement la volonté du peuple ukrainien. Principalement fondée sur des principes néo-réalistes, l’argumentation de Mearsheimer favorise uniquement les intérêts des grandes puissances, négligeant le droit à la liberté et à la souveraineté de ceux qui se retrouvent alors coincés au milieu d’un grand échiquier mondial.
Poutine face à lui-même
Selon Mearsheimer, la première justification du conflit serait celle de l’absence de choix. Poutine aurait été contraint d’agir en réponse à la stratégie de l’Occident, stratégie visant à étendre sa sphère d’influence vers l’Europe de l’Est. Une stratégie qu’il définit en trois piliers : l’expansion de l’OTAN, celle de l’Union européenne, et la politique américaine de financement et de soutien à la démocratie ukrainienne. Selon ses recherches, les États-Unis ont déversé plus de 5 milliards de dollars en investissements et en aide au développement de la société civile ukrainienne depuis 1991. Il est aussi indéniable que l’UE et l’OTAN ont su profiter de la chute du bloc soviétique pour s’étendre vers l’Est. Le professeur est d’avis que cette expansion libérale, démocratique et politique de l’Ouest a précipité l’érosion de la sphère d’influence russe, forçant Vladimir Poutine à riposter en 2014 comme il le fait aujourd’hui à nouveau. L’emprise diplomatique croissante de l’Occident s’élèverait donc à une menace politique, militaire et existentielle du point de vue des intérêts russes. Mais cet argument contient une faille majeure, puisque depuis 2004, même si des discussions sur de potentielles adhésions ont pu voir le jour, l’OTAN n’a connu aucune vague d’expansion aux abords de la Russie.
Maria Popova, professeure de sciences politiques à l’Université McGill, assure que « l’Ukraine était loin d’une adhésion à l’OTAN dans le futur proche », puisque la situation au Donbass depuis 2014 avait gelé toute discussion sur le sujet. Selon Popova, il n’est donc pas crédible que la Russie soit aujourd’hui entrée en guerre par peur d’une expansion de l’alliance jusqu’à ses frontières. On constate d’ailleurs que c’est l’intervention russe qui revalorise désormais cette alliance auparavant anachronique, en y attirant des pays comme la Finlande et la Suède. Paradoxalement, Poutine considère qu’une telle expansion ne constiturait pas une menace pour Moscou. Les stratégies européennes et de l’OTAN ne permettent donc pas d’expliquer l’attaque soudaine de l’Ukraine. En effet, le contexte géo-politique est resté relativement stable dans la région depuis 2014. C’est d’ailleurs Poutine qui, depuis qu’il est au pouvoir, cherche à mettre fin à la coopération entre l’alliance atlantique et le Kremlin qui s’était installée depuis les années 1990.
Dans son livre The Dawn of Eurasia, Bruno Maçaes nous rappelle que la crise en Ukraine serait aussi liée aux anxiétés croissantes de la Russie vis-à-vis de la montée en puissance chinoise. L’Ukraine, s’ajoutant au Kazakhstan et la Biélorussie, représente une opportunité pour Moscou de protéger son influence face à Beijing à travers le projet d’Union Économique Eurasiatique; une union que construit Poutine depuis 2014. L’invasion de l’Ukraine ne serait alors pas une réponse spontanée à l’OTAN, mais un acte calculé visant à avancer les intérêts géopolitiques Russes.
Il n’y avait rien d’inexorable dans la décision d’aller en guerre, mais Poutine semble avoir consciemment construit sa politique étrangère en ce sens depuis les vingt dernières années.
La volonté d’un peuple
Aveuglé par son approche néo-réaliste, Mearsheimer sermonne les États occidentaux pour leur influence grandissante dans la région. Il les critique dans le contexte géopolitique mondial, en assurant que l’Ukraine ne peut rien leur apporter et que l’Occident devrait, au contraire, se rapprocher de la Russie pour faire face à la puissance croissante de la Chine. Le problème est que d’après Mearsheimer, Poutine conçoit l’UE et l’OTAN comme des entités liées. L’une serait dépendante de l’autre, et il se montre donc hostile à leur expansion sans grande distinction entre l’alliance militaire et l’union économique. Se limiter à l’approche néo-réaliste de Mearsheimer serait donc enlever à l’Ukraine toute possibilité d’alliance prospère au sein de l’UE, indépendamment d’une adhésion à l’OTAN. Il s’agirait d’imposer alors un statut à l’Ukraine en limbes entre influence russe et isolement vis-à-vis du reste de l’Europe. Une situation que le peuple Ukrainien rejette.
Effectivement, c’est parce que les Ukrainiens tournent le dos à Poutine qu’ils permettent à l’UE et à Washington de mener des opérations diplomatiques et économiques avec leur nation. Cette relation avec l’Occident est par ailleurs l’un des éléments déclencheur de la crise de 2014, alors que les Ukrainiens se soulevaient à Maiden contre le régime pro-russe qu’entretenait Moscou. Sous l’influence du Kremlin, le régime de Yanukovych avait à l’époque tenté, en vain, de réprimer les manifestants par la violence et les balles réelles. De ce fait, aucun peuple ne s’est autant battu, et n’a perdu autant de sang pour l’Union européenne que n’en a perdu le peuple ukrainien au cours de cette dernière décennie. Il est donc évident que la cause ukrainienne devient un symbole majeur pour l’UE, au travers duquel l’identité européenne se construit et se défend. La crise actuelle est source d’un élan de solidarité au sein de l’Union, aussi rare que sans précédent. Si, comme le dit Mearsheimer, il n’y avait pas de réel atout stratégique à l’Ukraine auparavant, elle est désormais défenseure des valeurs européennes, plume de son histoire.
Entre influence et agression
Il faut d’ailleurs, d’après Magdalena Dembinska, professeure au département de sciences politiques de l’Université de Montréal, savoir séparer le contexte de la situation ukrainienne des actions qui en résultent. En effet, il faut admettre que l’Ouest n’a pas forcément agit avec précaution pour éviter des tensions, voire pour normaliser ses relations avec le Kremlin, notamment lors de l’expansion européenne en 2004, durant laquelle trois pays baltes limitrophes à la Russie furent intégrés au sein de l’Union. Cela à été mal reçu par Moscou qui s’est senti encerclée autour de son enclave de Kaliningrad. Cependant, il reste indéniable que l’OTAN et l’UE n’ont jamais menacé cette dernière. Une expansion politique n’équivaut pas à une agression militaire, puisque l’OTAN comme l’UE constituent des alliances de nature défensive. La Fédération russe, quant à elle, a souvent fait usage d’agression comme outil de relations internationales afin de garantir ses intérêts au détriment d’autres nations. Mearsheimer nous le montre lui-même lorsqu’il invoque l’invasion de la Georgie en 2008, et l’intention par Moscou de garder ce pays limitrophe non seulement « en dehors de l’OTAN » mais également « faible et divisé. »
Une tendance agressive que confirme aujourd’hui Poutine. La Russie aurait pu répondre à cette expansion occidentale de façon politique, au lieu de prendre le chemin de l’escalade militaire. C’est en réalité une confession d’échec que de se résoudre à l’intervention militaire, qui suggère que son régime a failli au niveau de sa stratégie internationale depuis qu’il est au pouvoir. C’est aujourd’hui un régime qui ne s’exporte et ne se maintient plus que par la force; c’est un régime malade. Mearsheimer omet ces nuances, et révèle la dangerosité de l’approche qu’il adopte en politique internationale : il semble justifier l’usage de la force à des fins de gains politiques, une mentalité impériale et belligérante.
Poutine n’a pas voulu accepter l’isolation grandissante de la Russie en Europe qui n’est pourtant que le résultat de sa propre histoire, sous Eltsine d’abord, et Poutine aujourd’hui. De l’ingérence étrangère à son autoritarisme domestique en passant par la stagnation économique, son pays souffre de vices qu’il n’a cessé d’intensifier lors de son règne. Comme Washington et Brussel, Moscou s’est aussi mise à l’œuvre de l’ingérence dans la région avec, notamment, le régime de Yanukovych, que même la force barbare n’est pas parvenue à sauvegarder.
Alors si la guerre a éclaté, c’est bien parce que Poutine n’est pas venu à bout des maux de son régime. Il est à court de leviers domestiques et internationaux pour asseoir sa propre vision de la Russie et du monde. Et si la plupart des anciennes républiques soviétiques se sont aujourd’hui tournées vers l’Ouest, c’est bien parce que le modèle russe sous Poutine ne séduit pas face à l’espoir de liberté, de démocratie, et de paix au sein d’une Europe qui renaît.
En couverture : Un manifestant porte le drapeau de l’Union européenne en guise de couvre-visage. Kyiv, Ukraine, 2014. Photo prise par Ivan Bandura sous licence CC BY-2.0.
Edité par Joseph Abounohra.