Québec et taxe carbone : Legault à la défense du droit de polluer
En 2016, dans le but d’atteindre les objectifs de réduction de GES fixés à la conférence de Paris, le gouvernement de Justin Trudeau annonce une politique nationale de lutte contre les changements climatiques. Celle-ci inclut notamment une taxe de 10$ par tonne d’émission de gaz à effet de serre, qui ne s’appliquerait uniquement qu’aux provinces n’ayant pas déjà un système de tarification du carbone. Les provinces concernées, soit le Nouveau-Brunswick, la Saskatchewan et le Manitoba, n’ont pas tardé à s’opposer à la mesure du fédéral et à la contester devant les tribunaux. Suite à des changements de gouvernements, l’Alberta et l’Ontario ont depuis chacun supprimé leurs plans de tarification provinciaux et rejoint la contestation.
Le Québec, quant à lui, participe depuis 2014 au marché du carbone avec la Californie, ce qui l’exempte de se plier à la taxe carbone fédérale. Selon un sondage de 2018, les Québécois seraient pourtant les Canadiens qui approuvent en plus grand nombre l’idée de la taxe fédérale, avec près de 60% d’appui. En campagne électorale, le Premier ministre François Legault avait d’ailleurs promis de soutenir Trudeau sur ce dossier : « J’espère que Justin Trudeau va tenir son bout, entre autres avec l’Ontario », avait-il affirmé en septembre 2018. Cet été, pourtant, revirement de situation : Québec décide de rejoindre les provinces récalcitrantes et d’intervenir avec eux en Cour suprême pour contester la taxe fédérale sur le carbone, ce qui est confirmé dans un mémoire déposé par le gouvernement au début du mois de janvier.
Pour une province qui aime se présenter comme un leader canadien de lutte contre les changements climatiques, cette volte-face a de quoi surprendre. Que motive cette nouvelle prise de position? Selon Québec, la volonté de défendre l’autonomie des provinces face au fédéral. « On est d’accord pour mettre un prix sur le carbone, mais ça devrait être à chaque province de décider comment le faire. » a déclaré Legault.
Le débat des champs de compétence au Canada
La Constitution canadienne sépare clairement les domaines dans lesquels le fédéral peut intervenir, comme la défense, de ceux qui sont réservés aux provinces, comme la santé. Selon le gouvernement du Québec, la taxe sur le carbone ne respecte pas cette séparation des champs de compétence. En effet, puisque « la quasi-totalité des activités humaines est susceptible d’émettre des GES » (transport, industrie, etc), permettre au fédéral de légiférer sur la production de GES des provinces lui donnerait un moyen détourné d’intervenir là où la constitution leur en empêche. C’est avec cet argument que les provinces contestataires ont tenté de défier la taxe fédérale devant les tribunaux. Sans succès, jusqu’à présent : les tribunaux de Saskatchewan puis de l’Ontario ont déjà jugé que la loi fédérale respectait la Constitution, ce qui ne décourage pas le Manitoba de continuer sa démarche de son côté.
Les débats sur l’autonomie des provinces ne sont pas des événements rares au Canada. Habituellement, la souveraineté qu’ont les provinces sur leurs champs de compétences n’y est pas remise en question en tant que tel : les débats surgissent autour de l’interprétation précise de la Constitution et des limites de ces champs de compétences. On peut se demander, cependant, si la réduction des GES est vraiment un domaine comparable aux autres sujets couramment débattus, comme le transport, l’éducation ou la justice. Face à l’échelle et de l’urgence de la crise climatique, n’y a-t-il pas quelque chose de particulier à la lutte contre les changements climatiques qui lui donnerait la légitimité d’outrepasser la souveraineté d’une province? Après tout, les conséquences de la pollution et du réchauffement du climat ne s’arrêtent pas aux frontières. Au contraire, des rapports d’Oxfam et du Conseil des droits de l’Hommes aux Nations Unies démontrent que ce sont les pays qui contribuent le moins à la crise climatique, soit les pays en développement, qui en subiront davantage les conséquences. Dans ce contexte, est-ce vraiment moral de continuer de placer l’autonomie des nations comme valeur suprême, en ignorant les répercussions que cela entraîne?
La notion d’ingérence écologique
Ce n’est pas la première fois que cette question se pose. En 1967, la Guerre du Biafra entraîne une famine d’une grande ampleur au Nigéria, ignorée par les gouvernements occidentaux de l’époque en raison du principe de non-ingérence. L’outrage que ceci provoque dans les pays développés fournit l’inspiration, à la fin des années 1980 à la notion d’ingérence humanitaire, qui donne le droit à la communauté internationale d’aider des victimes de catastrophes naturelles ou de conflits armés même si le pays hôte s’y oppose. Dans les années 1990, un concept parallèle, mais à saveur environnementale, est théorisé : celui d’ingérence écologique. Cependant, aucun traité de ce genre n’a véritablement été proposé via des organismes supragouvernementaux tels que l’ONU, et la défense de la souveraineté des nations reste aujourd’hui toujours prioritaire en ce qui concerne l’environnement. C’est d’ailleurs pour défendre cette souveraineté que les accords mondiaux sur les changements climatiques, comme le Protocole de Kyoto ou l’Accord de Paris, ne sont pas contraignants ou n’incluent aucun mécanisme de sanction.
Cependant, il est certain que ce débat sera appelé à être soulevé de plus en plus souvent, surtout devant les résultats limités que fournissent les accords non contraignants. Les feux de forêt en Amazonie qui ont capturé l’attention du monde entier en août 2019 en constituent un exemple frappant. La forêt amazonienne, la deuxième plus grande au monde, est communément appelée « le poumon de la planète » afin d’illustrer le rôle crucial qu’elle joue sur les écosystèmes
d’Amérique du Sud et même du monde entier. Or, la gestion par le nouveau gouvernement brésilien de Jair Bolsonaro de ce « bien commun » est vivement critiquée par la communauté internationale : hostile aux peuples autochtones et aux ONG écologiques, il a assoupli les lois protégeant l’Amazonie et encourage les cultivateurs à contribuer encore davantage à la déforestation. Légalement, la portion de l’Amazonie qui se trouve au sein des frontières du Brésil relève entièrement de sa juridiction; pourtant, les conséquences de ces mauvais traitements pourraient très bien s’avérer mondiales. Ainsi, dans un tweet, le président français Emmanuel Macron a qualifié les feux de « crise internationale » et a appelé la communauté internationale à discuter de cet enjeu. Immédiatement, le président Bolsonaro a accusé Macron « d’instrumentaliser une question intérieure au Brésil et aux autres pays amazoniens » et de faire preuve d’une « mentalité colonialiste dépassée au XXIe siècle », avant de refuser une aide de 20 millions de dollars proposée par le G7 pour lutter contre les feux de forêts.
Quoique l’on puisse penser de Bolsonaro, son accusation de néocolonialisme n’est pas entièrement infondée. Derrière certains appels à une ingérence écologique se cache sans aucun doute un désir venant des pays occidentaux de contrôler les agissements de pays moins puissants à leur avantage. Quand on connaît la lourde responsabilité que portent les pays occidentaux dans la crise climatique, les voir intervenir à l’étranger pour résoudre une situation qu’ils ont en grande partie causée a de quoi soulever des critiques. Difficile aussi, devant cet échange entre le Brésil et la France, de ne pas y voir une part d’hypocrisie : après tout, la principale cause derrière la déforestation et les feux de forêts de l’Amazonie est la culture du soja, et la France dépend entièrement du soja brésilien pour nourrir son bétail.
De plus, les mouvements écologiques favorisent de plus en plus des approches visant à redonner le contrôle d’un territoire à ceux qui l’habitent et le connaissent. Ceci s’exprime principalement à travers la question autochtone : remettre aux Premières Nations le pouvoir de gérer leurs ressources et leur terre est vu comme étant une partie intégrante de la solution pour contrer les changements climatiques. Cet accent sur l’autodétermination semble assez contradictoire avec le principe de l’ingérence écologique.
Bref, il est clair que si jamais la communauté internationale décide de poser des actes d’ingérence écologique, il sera extrêmement complexe de s’assurer que ces gestes aient bien pour unique but la protection de l’environnement, et non les intérêts de tiers pays ou de compagnies privées. Cependant, la complexité de cette situation ne change rien au problème moral de la légitimité de l’ingérence écologique. Au cœur de ce débat subsiste une question de priorité : la défense de l’environnement et la souveraineté des États sont deux notions considérées dans nos sociétés comme capitales, mais qui se retrouvent ici en opposition. Laquelle devons-nous prioriser? Plus les données scientifiques et les exemples des conséquences des changements climatiques s’accumulent, plus il devient difficile de défendre que la souveraineté des États puisse réellement constituer, d’un point de vue pragmatique, la valeur prioritaire. Et quand les populations qui subissent les conséquences des changements climatiques ne sont pas les mêmes que celles qui subiraient une atteinte à leur souveraineté, comme c’est le cas avec la situation au Canada, choisir de prioriser la souveraineté de son état devient une position irresponsable et simplement immorale.
La crise climatique est une crise qui ne pourra se régler qu’avec des changements systémiques à grande échelle. Or, aucune transformation de cette envergure ne pourra se déployer dans l’intérêt à court terme de tous. Ainsi, si notre priorité est réellement de limiter les dégâts humains et environnementaux des changements climatiques, une certaine sorte de coercition semble inévitable.
Les conséquences de la taxe carbone au Canada
Ce qui nous ramène à la situation canadienne : si l’on attend que chaque province canadienne décide par elle-même d’imposer des mesures de réduction de GES efficaces, y compris les provinces pour lesquelles cela va à l’encontre de leur l’intérêt économique immédiat, ces changements ne seront jamais accomplis à temps pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris. En effet, il est important de se souvenir que les provinces contestataires ne s’opposent pas toutes à la taxe carbone pour les mêmes raisons. Le Québec fait de la défense de l’autonomie provinciale son unique cheval de combat. Les autres provinces récalcitrantes, de leur côté, utilisent aussi cet angle d’approche pour contester la loi devant les tribunaux; leur lutte est cependant plutôt issue d’une opposition idéologique à l’idée même d’une taxe carbone. Jason Kenney, le premier ministre de l’Alberta, a par exemple qualifié la tarification fédérale de « punition » et avait décrit la fin de la taxe carbone albertaine comme un « grand jour pour les Albertains ».
Il est donc certain que ces gouvernements, s’ils obtiennent gain de cause, n’imposeront pas de taxe carbone de leur cru au niveau provincial. Sachant que le Fonds Monétaire International a estimé la taxe carbone comme étant « l’instrument le plus efficace pour réduire les émissions de gaz à effet de serre», on est aussi en droit de supposer que ces gouvernements ne mettront pas en place de politique alternative permettant de contrôler les émissions de GES de façon aussi efficace, du moins pas dans l’immédiat. Concrètement, ces provinces ne se battent pas pour pouvoir choisir comment limiter leur GES, mais plutôt pour ne pas avoir à autant les limiter. Ce débat n’est donc pas qu’un débat constitutionnel abstrait : il aura des conséquences directes sur la quantité de pollution que dégagera le Canada dans les années à venir.
Il serait hypocrite de penser que le Québec se trouve dans une position complètement différente des autres provinces contestataires. Certes, pour l’instant, le marché du carbone québécois répond aux critères de tarification du fédéral. Cependant, ces critères vont devenir plus exigeants d’année en année : en 2022, la tarification devra être de 50$ la tonne de GES. Rien n’indique, donc, que le Québec ne devra pas lui-même revoir à la hausse sa tarification ou se plier à la taxe carbone fédérale d’ici quelques années, si cette loi n’est pas renversée par les tribunaux. Ainsi, le gouvernement Legault ne mène pas simplement un combat désintéressé pour l’autonomie des provinces : il est aussi en train de sécuriser son éventuel droit de polluer sans interférence.
Enfin, même si ceci n’était qu’une lutte pour l’autonomie des provinces, comme le prétend Québec, la décision de s’opposer à la taxe du carbone nous en apprend beaucoup sur le gouvernement Legault. Elle nous apprend que ce gouvernement ne voit pas les changements climatiques comme une crise à régler le plus rapidement possible, mais plutôt comme un sujet politique de moindre importance, subalterne au véritable enjeu de maintenir l’équilibre actuel des pouvoirs dans la Confédération canadienne. Alors que l’ONU décrit les changements climatiques comme « la question déterminante de notre époque », ce gouvernement les traite plutôt comme un dommage collatéral regrettable, mais au final acceptable, dans le combat pour les compétences provinciales. Quelques mois après qu’un demi-million de Québécois aient manifesté pour demander davantage d’actions contre les changements climatiques, difficile de croire que ce soit vraiment là l’ordre de priorité que nous souhaitons.
Image de couverture: “Coal Power Plant“, de x1klima, sous license CC BY-ND 2.0.