Quelle place pour le bâillon dans notre démocratie?
Dans la nuit du 7 au 8 février dernier, la controversée Loi 40 sur les commissions scolaires a été adoptée sous bâillon par le gouvernement Legault. Le vote final s’est effectué à 3h20 du matin, 19 heures après le début de la procédure ayant servi à approuver les 295 articles de la loi restant à étudier, sur un total de 312. C’est le quatrième bâillon que le gouvernement caquiste impose depuis son entrée au pouvoir : la loi sur la laïcité, la réforme de l’immigration et la loi sur la déréglementation des tarifs d’Hydro-Québec ont toutes subi le même traitement. Le vote a semé l’indignation dans les médias et dans les rangs de l’opposition; les députés du Parti Libéral, du Parti Québécois et de Québec Solidaire ont fait voix commune en qualifiant le geste de «méprisant», d’«arrogant» et de «cynique», dénonçant une atteinte au travail du Parlement et à la démocratie. Le gouvernement, de son côté, s’est défendu en affirmant agir avec l’appui de la population et dans le but de limiter l’obstruction «systématique» provenant de l’opposition.
Cet échange n’a rien de nouveau : on a pu entendre ces mêmes arguments lors des précédents bâillons de la CAQ, mais aussi lors de ceux utilisés par les gouvernements antérieurs. En 2015, lorsque le Ministre Barrette avait eu recours au bâillon pour faire avancer sa réforme du système de santé, Stéphane Bédard, du PQ, avait qualifié le geste de «méprisant», le comparant à un «bulldozer»; François Paradis, à l’époque du député de la CAQ, l’avait décrit comme «un processus qui, manifestement, n’est pas démocratique». La même année, la CAQ avait aussi accusé la procédure bâillon de «couper court aux débats nécessaires pour améliorer un projet de loi et s’assurer de sa conformité.» L’utilisation du bâillon est presque systématiquement dénoncée par l’opposition; pourtant, une fois élus, les députés semblent avoir peu de scrupules à l’utiliser : tous les gouvernements depuis 1985 y ont eu recours. Comment peut-on expliquer cette dualité?
Appelée officiellement la «motion de procédure d’exception», la procédure de bâillon permet de limiter le temps alloué à l’étude d’un projet de loi. En temps normal, après que l’Assemblée nationale ait adopté l’idée générale d’une loi, celle-ci est examinée article par article en commission parlementaire, un comité formé du ministre responsable du dossier et d’un nombre restreint de députés. L’opposition y a l’occasion de suggérer des amendements, ou modifications, sur les mécanismes précis de la loi, bien qu’elle ne puisse rien proposer qui aille en contradiction avec l’idée de départ déjà approuvée. Lors d’une procédure d’exception, ce processus qui peut normalement s’échelonner sur plusieurs mois est réduit à un maximum de 10 heures. Impossible, donc, de débattre au sujet de tous les articles de la loi dans le cas de projets aussi massifs que la loi 40, surtout que celle ci a subi de nombreuses modifications de la part du gouvernement quelques heures avant le vote.
La motion de procédure d’exception n’a pas toujours eu cette forme. Dans des démocraties aussi complexes que la nôtre, passer une loi est un processus qui prend invariablement du temps, et cela peut empêcher le Parlement de réagir efficacement en temps de crise. Ainsi, au Québec, il existe depuis le XIXe siècle une motion qui permet de suspendre les règles de procédure habituelles, lors de situations où les décisions doivent être prises rapidement.. Jusqu’en 1942, elle est exceptionnelle et dans les faits non-partisane, puisqu’elle doit être adoptée à l’unanimité. Cependant, les règles encadrant l’utilisation de cette motion n’ont depuis cessé de se relâcher, et à partir de 1982, il suffit au gouvernement d’invoquer une urgence, sans devoir la prouver ni la soumettre au vote, pour pouvoir utiliser le bâillon. Plutôt qu’une procédure de temps de crise, la motion devient utilisée comme un raccourci permettant d’adopter des projets de loi avant un certain échéancier. Ainsi, en 1992, le gouvernement de Robert Bourassa utilise le bâillon pour faire adopter 28 projets de lois en un après-midi, juste avant l’interruption des travaux du Parlement pour l’été. Afin de limiter ce genre de pratique, en 2009, il devient impossible de faire passer plus d’un projet de loi à la fois par bâillon. Cette réforme limite donc le nombre de projets de loi passés grâce à la motion, mais pas la fréquence de son utilisation.
Ainsi, l’utilisation actuelle du bâillon n’a à peu près rien à voir avec celle qui étant envisagée lors de sa création. Cela ne rend pas cette procédure problématique en tant que telle, mais cela nous oblige à nous poser la question suivante : le bâillon, dans son usage actuel, soit comme un outil servant à couper court aux débats, est-il encore légitime?
Les gouvernements qui utilisent le bâillon se justifient souvent en disant lutter contre de l’obstruction faite par l’opposition. L’obstruction parlementaire, appelée «filibusting» en anglais, est en effet une tactique politique bien réelle : elle consiste à retarder la tenue d’un vote sur un projet de loi indéfiniment ou jusqu’à ce qu’une certaine date limite d’adoption de la loi soit dépassée. Aux États-Unis, l’utilisation de cette technique est assez connue : afin d’étirer des débats, on a vu en chambre des politiciens réciter des livres de recettes, chanter des chansons en boucle ou lire des annuaires. En France, on utilise généralement la technique de la «guerre d’amendements», qui consiste à déposer un gros nombre d’amendements et d’exiger l’examen de chacun d’entre eux; ainsi, en 2006, le Parti Socialiste et le Parti Communiste de France ont déposé plus de 100 000 amendements sur un même projet de loi, en utilisant des moyens informatiques pour les générer automatiquement.
Comme le rappellent les gouvernements qui utilisent le bâillon, le «filibusting» peut être considéré comme une pratique anti-démocratique. En effet, elle permet à une minorité, et même parfois à une personne de bloquer la volonté de la majorité. L’échec de l’Accord du Lac Meech, en 1990, en est un exemple bien connu : au Parlement du Manitoba, le député Elijah Harper a mené un «filibuster» qui a empêché la tenue du vote pour approuver l’accord avant sa date limite, menant ultimement à son échec au niveau national. Lorsqu’il est trop facile à réaliser, le «filibusting» peut aussi paralyser un système : au Sénat américain, par exemple, les lois importantes sont systématiquement «filibustées», ce qui explique l’inefficacité de cette chambre à approuver des textes de loi.
Il semble cependant que le système parlementaire québécois se retrouve à l’autre extrême de celui américain : la mesure «anti-filibusting», soit le bâillon, est si facile à utiliser que les gouvernements y font appel même lorsque ce n’est pas justifié. Dans le cas de la loi 40, il est évident que l’opposition ne faisait pas d’obstruction au sens strict du terme: en effet, plutôt que d’essayer de bloquer la loi complètement, les députés d’opposition lui apportaient des modifications en commission parlementaire. Dans ce genre de cas, utiliser un bâillon pour sauter cette étape ne permet pas de protéger la volonté de la majorité, comme le prétend le gouvernement : elle constitue plutôt une atteinte au processus parlementaire.
Pourtant, même si l’opposition n’est pas dans l’excès, et même si nous ne sommes pas dans une situation de crise, n’y a t-il pas des projets de loi qui demandent d’être déposés le plus rapidement possible? Dans le cas de la loi 40, il y avait effectivement une contrainte de temps : l’Association québécoise du personnel de direction des écoles avait affirmé attendre avec impatience que les discussions «aboutissent enfin» afin d’être fixé sur ce à quoi s’attendre pour l’année scolaire prochaine. Cependant, cet échéancier n’a rien d’inattendu, et il n’aurait pas dû surprendre le gouvernement. Comme l’a fait remarquer l’opposition, il revient au ministre de déposer son projet de loi suffisamment d’avance pour qu’il puisse être examiné dans les règles, surtout lorsque celui-ci contient 300 articles. Ce genre de bâillon ne répond donc pas à une urgence soudaine : il sert à compenser un manque de planification du gouvernement.
Une question se pose, cependant : au-delà de son effet de raccourcir les délais, quel est l’impact réel d’un bâillon sur le projet de loi final? Lorsqu’un gouvernement est majoritaire au Salon Bleu, il l’est aussi en commission parlementaire : ainsi, il peut bloquer ou faire passer les amendements qu’il souhaite lors de l’étude du projet de loi. Donc, le fait de sauter les débats article par article fait-il réellement une différence, mis à part l’aspect symbolique de la chose?
Malgré leur minorité, les députés d’opposition ne sont pas impuissants en commission parlementaire : il est en fait assez fréquent que l’opposition réussisse à apporter des changements aux projets de loi, nous affirment deux députées contactées pour cet article. « À titre indicatif », explique Christine Labrie, députée de Québec Solidaire dans Sherbrooke, « sur la vingtaine d’articles [du projet de loi 40] qui ont été adoptés dans le processus régulier, le tiers a été amendé suite à nos discussions en commission. » Il s’agit parfois de détails plus techniques : Marwah Rizqy, députée du Parti Libéral dans Saint-Laurent, explique que son expérience d’avocate lui permet de remarquer lorsqu’on projet de loi serait vulnérable aux contestations judiciaires, et qu’elle propose des amendements pour y remédier. D’un autre côté, ce sont parfois des changements significatifs : les deux députées racontent avoir réussi à modifier la loi instaurant des maternelles 4 ans pour offrir la priorité aux milieux défavorisés. Selon Rizqy, cela peut se faire en posant assez de questions pour faire cheminer le ministre et l’amener lui même à changer d’avis. Lorsque cela ne suffit pas, les députés d’opposition ont aussi comme outil de faire appel à l’attention médiatique et aux réactions de la population. Comme exemple, les deux députées citent avoir bloqué un article de la loi 40 qui aurait donné aux directeurs d’école le pouvoir de changer les notes d’un élève, ce qui, selon Labrie, « n’aurait pas pu réussir sans une mobilisation massive des syndicats pour nous soutenir dans l’espace public ». Ce processus de révision peut effectivement prendre du temps : la modification de la loi sur les maternelles 4 ans n’a ainsi pu se faire qu’ « après plusieurs semaines de discussion ». Cependant, ces délais aboutissent en général à une loi mieux acceptée par la population et mieux peaufinée.
Ainsi, même si elle est parfois légitime, l’utilisation d’un bâillon n’est pas sans conséquence. Or, le problème réside dans le fait qu’il n’existe que très peu de règles encadrant son application. Il n’y a aucune restriction sur le nombre de bâillons qu’un gouvernement puisse utiliser – la CAQ, après avoir utilisé 4 bâillons en 1 ans, a d’ailleurs établi un nouveau record de fréquence en la matière (post-réforme de 2009). Pas de restriction, non plus, sur le type de loi auquel il peut s’appliquer, allant des lois à un article ou deux article, comme la loi
ayant servi à transformer La Presse en OBNL, aux immenses projets de réforme, comme la loi 40. La CAQ est loin d’être le premier gouvernement à utiliser des bâillons pour des lois « mammouths » comptant plusieurs centaines d’articles; d’un autre côté, l’utilisation du bâillon sur la loi 21, sur la laïcité de l’état, est une situation qui est nouvelle, et préoccupante. Qu’on la soutienne ou non, on doit reconnaître que la loi 21 apporte des changements fondamentaux au niveau des droits de la personne, puisqu’elle restreint le droit de porter des signes religieux. En conséquent, la loi a été passée avec une clause dérogatoire pour lui permettre d’ignorer une dizaine d’articles de la Charte canadienne des droits et libertés. Le fait de pouvoir utiliser le bâillon sur une loi aussi délicate, et de pouvoir l’utiliser en même temps qu’une clause dérogatoire, a de quoi susciter l’inquiétude.
L’autre problème est qu’utiliser la motion bâillon n’entraîne aucune conséquence négative pour le gouvernement. Or, on ne peut pas simplement compter sur la bonne foi des partis au pouvoir : l’histoire a démontré que cette motion est trop utile et trop peu punitive pour que les gouvernements puissent résister à la tentation de l’utiliser à outrance. L’indignation de la population et les critiques de l’opposition peuvent être un outil pour contrôler l’utilisation du bâillon, mais ils ne devraient pas être les seules répercussions négatives de son application.
Cependant, par définition, cette motion bénéficie toujours au parti qui est majoritaire au Parlement : ainsi, il sera difficile de trouver un gouvernement qui aura la volonté politique de limiter son pouvoir, ce qui n’est pas sans rappeler la situation de la réforme du mode de scrutin. La réforme parlementaire en cours de préparation, dirigée par Simon Jolin-Barrette, n’améliorera probablement pas le cynisme lié à la procédure bâillon. Alors que la CAQ avait déclaré en 2015 qu’ « un gouvernement de la Coalition Avenir Québec révisera la procédure parlementaire afin d’éviter son utilisation abusive (bâillon, projet mammouth, etc.) par le gouvernement », Legault a plutôt déclaré en 2019 que la réforme parlementaire aura pour but de « limiter la durée d’étude des projets de loi à l’Assemblée nationale ». Une fois de plus, les convictions d’un parti semblent dépendre du côté du Salon Bleu où il se trouve. Pour un parti ayant promis de faire de la politique autrement, tout cela a pourtant un dangereux air de déjà-vu.
Featured image: L’Hôtel du Parlement, dans la ville de Québec. Photo de Christophe Finot, licensé sous CC BY-SA 2.5.