« Quelque chose a changé » : témoignages de détenus anti-Poutine, incarnation d’un nouveau souffle pour la société civile russe (Partie 2/2)
Ils sont jeunes. Ils sont russes. Ils s’appellent Alika, Dmitryi, Denis, Gabelaya, Konstantin, Olga et Rinat. Ils sont révoltés par la situation sociale et politique de leur pays, par la répression abusive, et par le manque de perspective d’avenir en Russie. Ils sont davantage des citoyens préoccupés que des activistes radicaux. En janvier 2021, ils ont été arrêtés et emprisonnés pendant des dizaines de jours. Voici leurs témoignages. (Partie 2/2)
NB : Toutes les citations sont des traductions libres de l’auteur. Par souci d’anonymat, le nom de famille des personnes interrogées n’est pas précisé.
Un jugement partial, selon plusieurs détenus
Konstantin se rappelle bien de son jugement. Convoqué à 10 heures du matin, le jeune homme s’est présenté à 9 heures au Tribunal, pour finalement être jugé à 16h30. Il se souvient notamment d’un policier « qui essayait de [lui] laver le cerveau » et le « forçait à refuser d’avoir un avocat ». Il comprendra quelques moments plus tard qu’ils ne seront que trois lors du procès : Konstantin, son avocat et le juge. Le juge aurait accusé Konstantin de nombreuses choses qu’il n’aurait pas faites, comme par exemple scander des slogans et bloquer le passage aux gens. « Lorsque le juge est réapparu afin de donner son verdict, le policier qui avait essayé de me dissuader d’avoir recours à un avocat est entré et s’est mis à discuter avec le juge. C’est à ce moment là que j’ai compris que n’aurais jamais accès à un jugement véritablement équitable » s’indigne-t-il.
Ce sentiment d’injustice est corroboré par la plupart des témoignages. Ainsi, Alika avance avoir été jugée selon un article du Code des infractions administratives qui ne s’appliquait pas à son cas ni à celui de ses codétenus. Pour sa part, Gabelaya dénonce le « cirque » que fut la Cour. « Selon certains documents, j’aurais été arrêté à 12 h 40, et à 13 h j’aurais participé à une manifestation et j’aurais crié des slogans anti-gouvernement » explique-t-il.
Dmitryi se souvient aussi de son jugement. Il se rappelle voir les femmes être condamnées à 10 jours de prison, et les hommes 15. Épileptique, il demanda à la juge de reporter l’audience afin de pouvoir fournir des documents médicaux, mais sa demande fut rejetée. « Je pense que la juge a reçu l’ordre d’emprisonner tout ceux qui avaient été arrêtés » explique-t-il. « Elle a dit que j’avais eu suffisamment de temps pour rassembler mes preuves le jour précédant mon procès. »
La vie en prison
Entouré de 9 autres personnes dans sa cellule d’environ 35 mètres carrés, Konstantin était simplement équipé d’un « matelas qui puait », d’une « couverte poussiéreuse » et d’« un coussin avec des tâches ». On lui a également fourni un plat, une cuillère et une tasse. La cellule avait une petite fenêtre avec des barres, des lits superposés et une table avec des bancs, tous cloués au sol.
Les repas étaient à peine plus consistants que pendant la détention suite à l’arrestation. « Une fois, je n’ai compté que cinq cuillérées dans une assiette de porridge » se rappelle Denis. « En général, nous étions nourris de la manière suivante : si vous aviez du porridge de millet perlé pour le dîner, vous pouviez être sûr que pour le déjeuner, il y aurait la même chose sous forme de soupe — avec quelques petites tranches de cornichons dedans. »
En termes d’hydratation, l’exercice semble avoir été tout aussi ardu. « Ils nous ont donné peu de choses à boire, apportant l’eau dans des seaux utilisés pour laver le plancher. Ça faisait trois tasses pour une personne en 24 heures. Plusieurs personnes ont eu des étourdissements et de la nausée après ça » explique Konstantin.
Il se rappelle de la plainte collective qui a eu lieu : « Après que tout le monde ait réalisé qu’il était impossible de passer un appel sans devoir avouer quelque chose, nous avons commencé un soulèvement. Nous étions quelque 1 000 prisonniers politiques à frapper sur les calorifères avec nos tasses, tapant sur la porte et criant par la fenêtre “appel téléphonique”. Les prisonniers le faisaient comme un seul géant orchestre – c’était comme un petit tremblement de terre. » Lorsque Denis a enfin pu utiliser un téléphone, il en a profité pour appeler sa femme et ses parents pour leur dire qu’il était en voyage d’affaires.
Selon Konstantin, non seulement les détenus n’avaient-ils pas accès à un téléphone, mais ils avaient en plus de la difficulté à pratiquer leur religion : « Ils ont confisqué tous les symboles religieux qu’ils trouvaient : croix chrétiennes, bagues bénies… Les musulmans se voyaient refusés par les gardes de connaître la direction du lever du soleil. Le contenu des assiettes n’était pas révélé, donc il n’y avait aucun moyen de manger casher, halal ou végétarien. »
Une expérience perturbante
Ultimement, cette expérience de détention aura indubitablement marqué ces jeunes. Gabelaya, plein d’ironie, explique toutefois être « reconnaissant » envers le gouvernement russe pour « de nombreuses rencontres très intéressantes.» Les personnes interviewées réitèrent, par ailleurs, l’importance de l’aide apportée par des bénévoles sur le terrain, mais aussi à travers le monde, afin notamment de fournir de la nourriture et servir de taxi aux prisonniers.
Dmitryi raconte que la prison de Sakharovo où il a été détenu n’a pas été construite pour les citoyens russes. « Le but premier de cette prison est de détenir les citoyens étrangers, notamment les « guest workers » d’Asie centrale et les réfugiés jusqu’à ce qu’ils soient extradés », explique-t-il. « J’ai eu l’unique expérience de voir comment mon gouvernement traite les personnes qui ne sont pas russes. »
Rinat rappelle que, en matière de protocole sanitaire, les autorités russes n’ont fait preuve d’aucune prudence liée à la pandémie mondiale. « C’était comme si la COVID-19 n’existait pas durant tout ce temps », confirme le jeune homme.
Par ailleurs, l’expérience semble avoir été différente, voire davantage pénible pour les femmes détenues. « Une fille emprisonnée m’a raconté que, lorsqu’elles ont enfin pu prendre une douche, les officiers ont braqué leurs yeux sur elles, nues. Je trouve que c’est la chose la plus honteuse qui soit » relate ainsi Konstantin.
Des mois sont passés depuis la détention de ces personnes. Navalny, de son côté, est toujours détenu et Poutine continue d’avoir une emprise très importante sur le paysage socio-politique russe.
Selon Dmitryi, ce n’est pas pour autant que les choses ne vont pas changer :
« Toute ma vie, je n’ai compté que sur moi. Personne ne se souciait de moi, à l’exception de mes proches. En Russie, tu ne t’attends pas à recevoir de l’aide des autres. Et puis, quelque chose a changé et maintenant, nous nous aidons les uns les autres. Nous ne parviendrons jamais à une démocratie sans la société civile. Et maintenant, je constate que la société civile en Russie est née. »
Le média français Courrier international titrait récemment comme Une « Navalny peut-il faire basculer la Russie? ». La réponse ne peut pas être aussi simpliste que la question, mais il est certain qu’il existe aujourd’hui une faille dans le système Poutine, qui pourrait se transformer en fracture et mener au déclin de l’empire Poutine. On constate un espoir de plus en plus contagieux au sein de la jeunesse russe, mais aussi de plus en plus soutenue par la communauté internationale. Si la tendance se maintient, Vladimir Poutine ne pourra probablement pas faire la sourde oreille pour encore bien longtemps. Selon Alexeï Sakhine, journaliste pour Vedomosti, le risque pour Poutine est non seulement qu’il se mette à dos la population générale et la communauté internationale, mais aussi les oligarques, qui cimentent la stabilité politique et économique du pays et qui sont récemment devenus plus sensibles à la grogne catalysée par Alexeï Navalny.
Photo de couverture: – Publications originales de Dmitry Ivanov sous la licence BY 4.0
Édité par Anja Helliot