Responsabilité d’État : Le scandale persistant du Chlordécone en Martinique
Utilisé massivement en Martinique de 1972 à 1993, le chlordécone – un pesticide endocrinien ultra-toxique – est, encore aujourd’hui, à l’origine d’un scandale sanitaire mettant en danger l’écosystème et la santé des habitants antillais. S’il est désormais classé comme dangereux et néfaste, il n’en a pas toujours été ainsi.
Qu’est-ce que le chlordécone?
Également connu sous le nom de Kepone, le chlordécone est pour la première fois utilisé dans la ville de Hopewell, dans l’état de Virginie aux États-Unis en 1966. Il sert d’abord de puissant insecticide contre les fourmis et les blattes d’intérieur, puis de pesticide pour éliminer les insectes sur les plantations d’extérieur. Son usage est ensuite généralisé au-delà des frontières américaines; jusqu’à son arrivée en Martinique dans les années 1970. Il s’avère très efficace contre le charançon, un insecte ravageur qui dévastait alors les plantations de bananiers.
Il faudra attendre 1975 pour que son utilisation devienne interdite aux États-Unis à la suite de l’hospitalisation de 29 employés de la société Life Sciences Products de Virginie. Ils sont victimes de nombreux troubles neurologiques après avoir manipulé à mains nues et sans masques du Kepone pendant plusieurs mois. Des tremblements incontrôlables, des vertiges et d’autres symptômes sont remarqués chez de nombreux employés. Quatre ans plus tard, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie le chlordécone de « pesticide très toxique ». Malgré cela, il n’est interdit en France qu’à partir de 1990 et plusieurs dérogations parviennent à prolonger son utilisation dans les Antilles françaises jusqu’en 1993.
Le rôle du gouvernement français
Pendant longtemps, l’utilisation du chlordécone n’a pas été remise en cause. Mais, à la suite d’une mission de l’Institut national de recherche agronomique (INRA), plusieurs rapports, établissant un lien entre la pollution des sols et des eaux et l’utilisation du pesticide dans les plantations de bananes, ont été publiés en 1977 et en 1980. En 1979, le centre international de recherche sur le cancer (CIRC) classe la molécule du chlordécone comme substance possiblement cancérogène. Cette étiquette aura des conséquences importantes sur la production du pesticide, poussant l’entreprise Laguarigue de Martinique à racheter le brevet et à entreprendre elle-même la fabrication du chlordécone, qui deviendra désormais le Curlone.
La production de bananes étant l’un des piliers économiques de la Martinique et de la Guadeloupe, les agriculteurs ont fait pression sur l’État français afin que ce dernier cède à la prolongation de l’utilisation du chlordécone. Dans les années 1970, les bananes représentent alors 54% des exportations totales de la Martinique, soit 140 000 tonnes de bananes. Aujourd’hui, le secteur de la banane est toujours aussi dynamique, puisqu’il regroupe environ 10 000 emplois en Martinique et en Guadeloupe, c’est-à-dire environ 1 actif sur 20. Ainsi, de nombreuses dérogations ont été accordées aux agriculteurs des Antilles françaises jusqu’en 1981, ce qui a largement contribué à empirer la situation sur les plans sanitaire et environnemental.
De multiples et ingénieuses manières de contourner les recommandations sanitaires se sont développées dans les années 1980. Édith Cresson, alors ministre de l’Agriculture au début du gouvernement Mitterrand, autorise en 1981 l’utilisation et la commercialisation du chlordécone malgré tous les signaux d’alerte lancés par l’OMS et les rapports scientifiques. C’est Henri Nallet qui succède à Édith Cresson au poste de ministre de l’Agriculture en 1988. Ancien chargé de mission de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), puis lobbyiste pour les laboratoires Servier, Nallet se garde bien d’alerter les populations de la dangerosité du pesticide. Les deux ministres qui lui succèdent – Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson – font de même car la Société d’intérêt collectif agricole de la banane martiniquaise (SICABAM) distribuant le pesticide en Martinique fait pression sur eux afin d’épuiser ses stocks. Yves Hayot, un puissant entrepreneur béké – terme désignant les blancs créoles descendant des premiers colons européens aux Antilles – et président du groupement des producteurs de bananes de Martinique obtient deux dérogations auprès de Soisson. C’est ainsi que le chlordécone, un pesticide pourtant classé toxique, potentiellement cancérigène, et ayant été à l’origine de troubles neurologiques chez des ouvriers américains continue d’être autorisé en France jusqu’en 1993.
Le Service de Protection des Végétaux (SPV), aussi connu sous le nom de COMTOX, est un organe de recherche ayant pour rôle de conseiller les ministres sur la commercialisation des pesticides. Hors, beaucoup de comptes rendus de la COMTOX ayant été rédigés entre 1972 et 1989 sont désormais introuvables. Il s’agit donc de 17 années d’archives qui ont disparu au ministère de l’Agriculture français. Un compte rendu de 1969, épargné, soulignait déjà que « la toxicité à court terme et à long terme fait apparaître des effets cumulatifs nets » et « l’intoxication se traduit principalement par des effets au niveau du foie et des reins. »
Des impacts désastreux sur la biodiversité
Au début des années 2000, Éric Godard, alors fonctionnaire de la santé en charge des eaux potables à l’Agence Régionale de Santé (DDASS à l’époque) remarque la concentration élevée du pesticide dans l’eau. C’est le début de la médiatisation du scandale. Il approfondit ses enquêtes et remarque que le chlordécone est également présent dans le sol et les produits cultivés. Mais ce n’est qu’en 2007 que le scandale éclate réellement avec la publication de Raphaël Confiant et Louis Boutrin Chronique d’un empoisonnement annoncé qui dénonce la complicité de l’État, des préfets, des békés et des grands agriculteurs. Il faut attendre 2008 pour que la France prenne des mesures concrètes concernant la contamination des eaux.
Les dégâts du chlordécone sur l’environnement sont sans précédent et persisteront encore pendant de nombreux siècles. D’après Le Monde, environ 18 000 hectares seraient contaminés sur les terres de Martinique et de Guadeloupe, soit ¼ de la surface agricole utilisée. Et ses dégâts ne s’arrêtent pas là. De nombreux végétaux sont également concernés, et plus particulièrement les tubercules qui poussent près du sol comme la patate douce. Heureusement, les bananes, elles, sont parvenues à éviter la contamination, et ne concentrent à ce jour aucune trace de chlordécone. Par ailleurs, la production locale d’aliments étant encore grandement limitée, l‘île dépend ainsi majoritairement de l’importation pour se nourrir, ce qui a restreint le nombre de victimes du chlordécone. Pour l’élevage, la viande locale ne représente que 30% de la totalité de la viande consommée sur place. Mais les eaux sont, elles, gravement touchées, entraînant l’interdiction de plusieurs zones de pêche et des conséquences économiques tragiques pour certains agriculteurs et pêcheurs.
Des impacts sur la santé qui perdurent
Les effets du chlordécone sur la santé ont été révélés progressivement à travers plusieurs rapports, et le bilan s’est nettement alourdi depuis 1993. L’étude Ti Moun réalisée par l’INSERM en 2012, a ainsi montré que « l’exposition pré ou postnatale au chlordécone [était] associée à des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons. » En 2014, l’étude Kannari a analysé la concentration de ce pesticide organochloré sur la population et les résultats de cette enquête ont montré que plus de 90% des Antillais ont été contaminés. L’étude a également révélé qu’en 2014, la population était très inégalement touchée. Les 5% de la population les plus atteints étaient au moins 10 fois plus contaminés que la moyenne, cumulant troubles neurologiques et risques de cancer. Ce sont principalement les agriculteurs résidant sur leurs terres ainsi que les consommateurs de certains poissons issus du circuit de pêche informel, moins chers, qui étaient le plus touchés par les effets néfastes du pesticide.
Grâce aux travaux du professeur Luc Multigner, ayant désigné le chlordécone comme un facteur majeur de cancer de la prostate, il a été permis d’expliquer pourquoi la Martinique détient désormais le record du nombre de cancers de la prostate par habitant au monde. Il montre que les registres des cancers de la Martinique, sont passés de 396 cas entre 1986 et 1990 à 2764 cas pour la période 2010-2015.
De nombreux témoignages de victimes du chlordécone sont venus appuyer les publications journalistiques et scientifiques à ce sujet. L’épandage du chlordécone – réalisé à la main par les agriculteurs – ainsi que sa respiration a déclenché de nombreux troubles neurologiques tels qu’une sensibilité anormale de la peau ou encore des difficultés de mobilité. Une ancienne ouvrière déclare : « On travaillait sans rien, sans masques, sans chaussures, sans gants ». Une autre témoigne environ 30 ans après la fin de son utilisation : « tout la vi mwen sé doulè » qui signifie « toute ma vie n’est que douleur » en créole. Les conséquences sont là et les survivants témoignent pour ceux qui ne le sont plus.
De futures réparations?
Les dommages encore actuels du chlordécone sur l’environnement et la population des Antilles françaises soulèvent la question de possibles réparations. Une enquête ouverte pour « mise en danger d’autrui et administration de substances nuisibles » est toujours au point mort. Cependant, la commission d’enquête parlementaire rendait, le 26 novembre 2019, un rapport sur l’utilisation du chlordécone et mettait en cause la responsabilité de l’État français. Toutefois, aucun des ministres de l’Agriculture ayant autorisé son utilisation – Édith Cresson, Henri Nallet, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson – ne sera auditionné. Annick Girardin, ministre des Outre-mer, s’y est rendue et a affirmé pour la première fois que la responsabilité d’État était « certaine », « reconnue et engagée ». De ce fait, elle a sous-entendu de possibles réparations et actions de la part du Président et de son gouvernement pour les habitants qui « se sont sentis oubliés, trahis par un État dont la première fonction est de protéger les populations. » En 2019, le chef du gouvernement, Emmanuel Macron, a également promis de compléter la carte des terres polluées, car seulement la moitié des terres agricoles a jusqu’à présent été analysée.
En Martinique, un collectif s’organise, c’est le « Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides. » Leur but est de rétablir la vérité concernant l’utilisation des produits phytosanitaires sur l’île et d’obtenir des réparations pour les ouvriers agricoles affectés, qui ne touchent environ que 500 euros par mois pour leurs retraites. De plus, les membres du collectif demandent la reconnaissance par la Caisse Générale de Sécurité Sociale de leurs maladies comme maladies professionnelles.
30 ans après la fin de l’utilisation du chlordécone, les paroles du gouvernement abordant pour la première fois les conséquences désastreuses du pesticide semblent arriver trop tard pour réparer les injustices. Espérons toutefois que les actes du gouvernement, encore manquants, permettront aux victimes toujours vivantes de retrouver leurs dignités individuelles.
Édité par Anja Helliot.
Plantation de bananes, Martinique (2015). Photo par Eric Fabet sous license CC BY-NC-ND 2.0.