Transition énergétique : des solutions illusoires à un défi plus large
Le rapport du GIEC est sans équivoque : la température mondiale augmentera d’au moins 1,5 degré Celsius d’ici 2030 – d’après l’hypothèse la plus optimiste. Les énergies fossiles sont pointées du doigt : en 2020, elles étaient responsables de 85% des émissions de CO2 dans l’atmosphère. Depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, leur utilisation dans les diverses industries a bouleversé nos écosystèmes.
Des études alertent des dangers des énergies fossiles depuis des dizaines d’années. En 1972, dans Les limites à la croissance, Dennis Meadows annonçait déjà le danger funeste que représente notre mode de production hérité de la révolution industrielle. Alors pourquoi tarde-t-on à agir? Serait-ce parce que les hommes qui dirigent les plus grandes entreprises ne se sentent pas concernés par l’environnement et utilisent des énergies fossiles?
Attribuer la responsabilité du réchauffement climatique à quelques hommes mal intentionnés serait se voiler la face. La réalité, bien plus inquiétante, est que nous avons perdu le contrôle d’un système économique qui perpétue la surconsommation. Nous avons besoin des énergies fossiles, car nous ne saurions produire autrement les quantités gargantuesques intrinsèques au capitalisme. L’utilisation des énergies fossiles et plus généralement la destruction de notre planète est systémique : elle provient des principes qui définissent le capitalisme et animent les échanges. La transition énergétique passe donc par une transition idéologique. C’est dans l’analyse de ce système que l’on peut comprendre et peut-être changer le monde dans lequel on vit.
Les théories classiques de l’économie
La vision ordinaire de l’économie est la suivante : d’un côté, il y a les consommateurs, communément nommés la demande, et de l’autre, il y a les entreprises qui produisent les biens; l’offre. Lorsqu’il y a un besoin, c’est-à-dire lorsque la demande manque d’un certain bien x, l’offre répond à la demande en produisant ce bien. En mettant en compétition les diverses entreprises qui produisent ce bien, on aboutit à un prix qui optimise l’utilité des producteurs et des consommateurs. Bref, tout le monde est heureux – en tout cas selon Adam Smith qui, en 1776, définit pour la première fois les lois du marché.
Si plusieurs universités ont besoin de chaises pour accueillir les étudiants, les constructeurs de chaises vont répondre à cette demande parce qu’il y a un intérêt à produire ces chaises (le profit sur le court terme). La compétition entre les diverses entreprises rogne leur profit et guide naturellement le marché vers un prix d’équilibre. Selon ce modèle, développé par Ricardo et l’école néo-classique qui mathématise l’économie, on produit un bien x parce qu’il y a une demande préexistante pour ce bien x. Il y a toujours des consommateurs qui veulent des chaises avant la production des chaises, et des consommateurs qui veulent des iPhones avant la production des iPhones.
Même quand il y a un changement d’offre indépendamment de la demande – quand on peut produire plus parce qu’il y a un progrès technologique ou organisationnel – il y a quand même une demande initiale qui se réajuste par rapport au changement d’offre. L’innovation correspond à une augmentation de l’offre mais pas une création de l’offre. Ainsi, dans les modèles classiques, la demande crée l’offre; l’offre ne crée pas la demande. Il n’y a jamais de bien x produit lorsqu’il n’y a aucune demande de ce produit x.
Des modèles inadaptés à notre mode de production
Dans Le capitalisme : nature et logique, Robert Heilbroner définit de façon célèbre le capitalisme par la formule M C M, où M réfère à « money [argent] » et C, à « capital » : l’argent est converti en capital physique (machines, équipements) pour produire des biens, et de ce fait produire plus d’argent. Le point de départ de l’économie réside dans les flux monétaires des diverses bourses internationales et fonds d’investissement. Si l’argent est converti en capital physique, c’est dans une optique de retour monétaire sur investissement. Ainsi, ce n’est pas le besoin d’un quelconque bien x qui provoque la production de x. C’est la présence d’une somme d’argent issue de profits antérieurs et la volonté de la faire fructifier qui est la cause efficiente de la production de x.
Prenons le cas d’Apple. En 2014, la vente des iPhones 6S a engendré des profits considérables. Il y a donc de l’argent stagnant, que les détenteurs (Apple et ses actionnaires) cherchent à faire fructifier. Simultanément, il n’y a pas de demande de téléphone. Toute la communauté a un iPhone. L’année suivante, Apple produit et sort un nouvel iPhone, l’iPhone 7, aux caractéristiques presque parfaitement identiques à l’iPhone 6S. L’iPhone 7 est alors produit sans qu’il n’y ait de demande préexistante pour ce produit. C’est la production du bien, et le marketing qui l’accompagne, qui créent la demande. Ainsi, c’est l’offre qui crée la demande, contrairement à l’hypothèse formulée par la théorie classique.
Cet exemple reflète le mode de production sous-jacent au capitalisme moderne. On ne produit pas parce que des personnes demandent ce bien pour l’utiliser. Évidemment, le bien est acheté par des consommateurs qui vont l’utiliser. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle l’économie le produit. On produit un bien pour le vendre et générer des profits. La production d’un bien est un moyen qui permet d’accumuler de l’argent.
Il y a donc eu un inversement de notre mode de production. Dans toutes les civilisations antérieures au développement capitaliste, l’argent était un outil pour échanger divers biens. Le bien matériel était la finalité et l’argent permettait d’accomplir l’échange. Désormais, la finalité du processus de production et d’échange est le profit monétaire.
Ainsi, la consommation suit la production. La volonté de toujours plus produire engendre une mentalité où il faut toujours plus consommer. Qu’importe si notre téléphone marche, il faut le dernier iPhone. Qu’importe si l’on peut réparer notre voiture, il faut acheter une voiture neuve. La surconsommation est créée par la surproduction : l’offre permanente, qui anime nos quotidiens, nous pousse à toujours plus consommer. Pour régler le problème de surconsommation, il faut régler sa cause, c’est-à-dire le problème de surproduction.
Quelles implications pour le dérèglement climatique ?
L’offre s’autoproduit, car l’offre crée la demande. La consommation des produits génère des profits, donc des sommes à réinvestir. Pour faire fructifier ces sommes, on crée une nouvelle offre que l’on vend et présente différemment. Si les ressources disponibles sur notre planète n’étaient pas limitées, notre système basé sur l’accumulation serait poussé vers une production de richesse sans fin. Ainsi, l’infini vers lequel tend notre système s’est heurté à la finitude de nos écosystèmes. Dans ce contexte, les énergies fossiles ne sont pas la cause primordiale du dérèglement climatique mais plutôt les symptômes de notre système défaillant. Elles représentent le moyen par lequel le mode de production capitaliste et gargantuesque a pu se développer depuis la révolution industrielle.
Ainsi, la transition énergétique ne peut se faire qu’à travers un changement de notre mode de production. Le remplacement des énergies fossiles tarde parce qu’il est impossible de garder le même mode de production avec les énergies renouvelables. Les énergies solaires et éoliennes sont intermittentes, et leur stockage implique d’importantes pertes d’énergies. L’hydrogène n’est pas une énergie primaire et 95% de sa production implique l’utilisation d’énergies fossiles. Il n’y a donc pas de solution miracle. Quand bien même il y en aurait une, il faudrait remettre en cause le mode de production.
Les solutions apportées au niveau individuel, comme le recyclage et la création d’économies parallèles qui revendent d’anciens biens déjà produits, peinent à avoir un impact. En effet, des changements mineurs au niveau de la demande ne ciblent pas un problème qui vient du mode de production. Pour affecter le mode de production, il faudrait que la demande ne suive plus l’offre, c’est-à-dire, que l’on n’achète plus d’iPhone 7 quand on a déjà un iPhone 6S. En cas de rupture générale entre la demande et l’offre, il serait possible de freiner l’accumulation dénuée de sens de toutes ces marchandises.
Cette remise en cause passe par une remise en cause de nos valeurs, pour retrouver un monde où l’on produit dans l’unique but d’utiliser ces produits. On peut prendre exemple sur les régimes féodaux et traditionnels qui n’avaient pas cette propension unique au capitalisme d’accumuler des richesses dans le seul but d’accumuler des richesses. Il s’agit aussi de considérer le concept de finitude : comment se fait-il que l’on vive dans un système qui tend dans sa production vers l’infini, alors que l’humain est essentiellement fini? Comment peut-on comprendre et avoir des prétentions d’infini? Plus généralement, une remise en cause de notre place en tant qu’humain est fondamentale pour redéfinir les termes d’un système qui aujourd’hui nous dépasse fondamentalement. Parfois, il faut rêver plus petit, pour voir plus grand.
Édité par Maria Laura Chobadindegui.
Image de couverture : Bulldozer Komatsu D85 poussant du charbon à la centrale électrique de Ljubljana. Photo par Petar Milošević, sous licence CCBY-SA 4.0