Vaccins COVID-19 : une innovation scientifique discriminatoire?
Rédigé par Yara Bazzoun et Eponine Howarth
Plusieurs mois après le début de la pandémie de la COVID-19 qui a fragilisé l’économie mondiale et creusé les inégalités sociales, la promesse d’un vaccin vient davantage élargir le fossé entre les pays. Il existe actuellement plus de 200 projets de vaccins étudiés en laboratoire, parmi lesquels 13 sont actuellement dans l’étude de phase 3. Ces vaccins, promis par différentes firmes telles que Pfizer et BioNTech, Moderna ou AstraZeneca, utilisent différentes technologies, affichent différents taux d’efficacité et différents prix. Cependant, tous sont soumis à un brevet d’invention et, dans le contexte d’une pandémie mondiale, cela pose problème.
Sur le plan sanitaire mondial, il est indispensable d’obtenir la couverture vaccinale la plus étendue possible. Dans une époque mondialisée comme la nôtre, il serait illusoire de penser que le virus puisse arrêter de circuler si une majorité de la population mondiale ne bénéficie toujours pas du vaccin. Le slogan de l’initiative COVAX résume cette situation : « No one is safe until everyone is ». Ceci est sans compter qu’on ne connaît à ce jour pas la durée de l’immunité conférée par le vaccin. Il faut donc agir au plus vite.
La situation actuelle
En octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud, soutenus par 97 autres pays, ainsi que par Médecins Sans Frontières (MSF), Amnesty International ou encore Human Rights Watch, ont déposé une dérogation auprès de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) aux dispositions de l’accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC). Cette demande a pour but de permettre l’accès aux produits médicaux diagnostiques, thérapeutiques et préventifs de la COVID-19, notamment pour les pays à bas revenu. Elle souligne des « préoccupations importantes » selon lesquelles les vaccins, entre autres, ne seront pas « disponibles rapidement en quantités suffisantes et à des prix abordables pour répondre à la demande mondiale ».
Cette dérogation, visant entre autres à lever les brevets sur les vaccins pour la COVID-19, sera bientôt soumise au vote des membres de l’OMC. Près de 100 pays soutiennent déjà l’initiative mais plusieurs pays riches s’y opposent, parmi lesquels le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada. Pourtant, la suspension des brevets permettrait la fabrication de génériques du vaccin, des vaccins identiques en substance à ceux d’une marque, et règlerait deux problèmes d’accessibilité : celui du du volume de production et celui du prix.
À l’heure actuelle, nous nous retrouvons dans une situation de « nationalisme vaccinal », où les pays à haut revenu réservent des millions de doses auprès des entreprises, rendant le vaccin inaccessible aux autres pays. Selon une récente analyse d’Oxfam, les pays à haut revenu ont commandé plus de 51% des doses promises des cinq vaccins les plus prometteurs alors même qu’ils ne représentent que 13% de la population mondiale. Une étude de l’Université Duke affirme par ailleurs que, si cette situation de « nationalisme vaccinal » persiste, la majorité des habitants des pays à bas revenu devra probablement attendre 2024 pour espérer se faire vacciner. Outre le problème du volume de production du vaccin, la fabrication de génériques permettrait également de diminuer son prix, devenant ainsi plus abordable pour les pays à bas et moyen revenu.
Incitation à l’innovation
La théorie selon laquelle les brevets pharmaceutiques encouragent l’innovation, déjà critiquable en temps normal, l’est d’autant plus en temps de crise. Les grandes firmes pharmaceutiques ont reçu plusieurs milliards de dollars de fonds publics pour mener à bien leurs recherches : la collaboration Pfizer/BioNTech a reçu plus de 2,5 milliards de dollars en fonds publics, Moderna/Lonza plus de $2,48 milliards, GlaxoSmithKline/Sanofi Pasteur près de $2,1 milliards, Novavax/Serum Institute of India près de $2 milliards, AstraZeneca/Université d’Oxford plus de $1,7 milliards, Johnson&Johnson/BiologicalE plus de $1,5 milliards. En contrepartie, les grandes firmes pharmaceutiques manquent de transparence quant aux coûts de la recherche, du développement et de la production de leurs produits médicaux.
Il y a quelques semaines, Astrazeneca (en collaboration avec l’Université d’Oxford), Novavax ou encore GlaxoSmithKline/Sanofi ont affirmé ne pas avoir l’intention de se faire du profit sur les doses de vaccin vendues aux pays à bas revenu durant toute la période de pandémie. Or, lorsque les coûts de production ne sont pas dévoilés et lorsqu’on sait que ces firmes ont reçu plusieurs milliards de dollars de fonds publics, il devient difficile de confirmer ces dires.
Quelles sont les alternatives au système traditionnel des brevets?
Il existe dans le cadre de l’accord des ADPIC un système de « licences obligatoires » permettant une certaine marge de manœuvre. Une licence obligatoire permet à un pays de partiellement court-circuiter le brevet, en payant des compensations à la société pharmaceutique innovante, pour ensuite produire des génériques localement. Cependant, cette méthode demeure très inégalitaire. Elle n’implique pas seulement d’avoir les ressources nécessaires pour acquérir la licence, mais également d’avoir des fonds pour entreprendre un processus complexe de bureaucratie. Ces obstacles logistiques font des licences obligatoires une alternative peu réaliste et suffisamment rapide pour les pays à bas et moyen revenu.
Plusieurs évoquent COVAX comme étant une deuxième alternative assurant une distribution plus globale du vaccin. Cette initiative, qui regroupe actuellement 184 pays, repose sur un mécanisme de financement visant entre autres à réduire les prix du vaccin de la COVID-19 pour les pays qui n’auraient autrement pas les moyens de se le permettre. Les pays à haut revenu investissent pour s’assurer un nombre de doses suffisants pour couvrir au minimum 20% de leur population, et peuvent également choisir de contribuer à un fonds qui permettra de vendre des doses de vaccins à prix réduit aux pays à bas et à moyen-inférieur revenu. D’un point de vue économique, cela permet aussi aux différents pays de s’unir sous le nom d’une initiative, afin de faciliter le processus de négociation des prix auprès des firmes pharmaceutiques par un système de monopole inversé (un monopole des acheteurs).
Au total, pour pouvoir distribuer 2 milliards de doses de vaccins d’ici la fin 2021, COVAX espère recueillir 32 milliards de dollars. Or, au 22 novembre 2020, COVAX n’avait pu récolter que 5 milliards de dollars. Outre un manque de financement suffisant, qui remet en cause la réelle marge de manœuvre de cette initiative, cette dernière permet également aux pays de garder des accords bilatéraux avec les firmes pharmaceutiques et maintenir cette situation de « nationalisme vaccinal ». Plusieurs signataires de l’initiative COVAX, dont le Royaume-Uni, l’Union européenne et le Canada, ont négocié des accords bilatéraux avec les firmes à cet effet. De l’autre côté, aucun pays à faible revenu n’a conclu d’accord direct avec les firmes, ce qui laisse penser qu’ils ne pourront obtenir de vaccins que via l’initiative et ce, si l’on suppose qu’elle obtiendra un financement suffisant.
Ne reproduisons pas les erreurs du passé
Que les brevets d’invention puissent parfois devenir un frein à l’accès à la santé n’est pas une réalité nouvelle. Dans les années 1990, lorsque le reste du monde commençait à avoir accès aux antirétroviraux, les pays à bas et moyen revenu s’en trouvaient privés. Ces traitements coûtaient entre 10 000 et 15 000$ par patient par an, devenant ainsi inaccessibles pour la majorité de la population mondiale. Il aura fallu des années et une mobilisation colossale menée par de multiples ONG et sociétés civiles pour améliorer l’accès aux antirétroviraux. Dix ans d’inégalité d’accès aux médicaments ont précipité la mort de millions de personnes, surtout en Afrique subsaharienne où l’accessibilité aux médicaments aurait été augmentée d’au moins 30% si les brevets avaient été suspendus durant cette période-là.
D’un point de vue éthique, il est de notre responsabilité collective d’assurer le bien-être et la santé des plus démunis. S’il n’existe pas un droit à la santé stricto sensu, l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme défend le « droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille ». Par ailleurs, des essais cliniques de phase 3 ont été conduits dans des pays à bas ou moyen revenu. Or, si ces populations acceptent un potentiel risque pour servir la science, il est déplorable de remarquer qu’elles ne seront pas forcément bénéficiaires du vaccin une fois celui-ci approuvé. Ceci viendrait renforcer une idée de « colonialisme médical » selon laquelle les plus démunis deviennent des rats de laboratoire au profit des plus riches.
La suspension temporaire des brevets pharmaceutiques constitue actuellement la seule solution qui permettrait une distribution rapide, efficace, globale et égalitaire du vaccin de la COVID-19. Certains défendent le maintien des brevets par crainte que les industries pharmaceutiques n’aient aucun incitatif à contribuer à la recherche en cas de future crise sanitaire. Toutefois, un modèle qui est applicable en temps normal ne l’est pas forcément en temps de pandémie, d’autant plus que la recherche pour le vaccin a été très largement financée par des fonds publics. Enfin, la relance de l’économie à l’échelle mondiale est de l’intérêt des pays à haut revenu. Tant que l’activité des entreprises ne reprendra pas, l’économie en souffrira les conséquences également.
Image de couverture : Angel Laureano tenant un flacon du vaccin de la COVID-19, Centre Médical Militaire National Walter Reed, Bethesda, Dec. 14, 2020, par Lisa Ferdinando (US Secretary of Defense). Sous licence CC-By 2.0.