Vers un bras de fer transatlantique ?
On tend à utiliser les termes « occidental » et « eurocentrique » de manière assez interchangeable. Pourtant, depuis le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, en 2018, les marqueurs de divisions avec l’Europe se sont multipliés. La 56ème conférence sur la sécurité à Munich, a été le théâtre de nouvelles confrontations de visions au sein du «bloc ouest », laissant entendre que l’Europe envisage une nouvelle trajectoire pour sa sécurité.
La conférence, qui s’est tenue du 14 au 16 février dernier, accueillent des personnalités politiques et académiques phares autour de questions de sécurité internationale. On y retrouve chaque année de nombreux dirigeants européens, mais aussi des personnalités à la tête d’ONG, ou d’institutions tels que l’OTAN, Interpol, l’OCDE ou les Nations Unies. Cette année, le thème était « Westlessness » – l’idée d’une diminution de l’influence de l’Occident dans le monde – avec comme questions principales : « le monde devient-il moins occidental? L’occident devient-il lui-même moins occidental? », « quelle stratégie adopter pour l’Occident dans un monde de rivalités entre grandes puissances? ». En d’autres termes, on assiste à la naissance d’une ligne de pensée : l’Occident fait face à une nouvelle concurrence incarnée notamment par la Russie et la Chine, et un changement de stratégie à leur égard serait de vigueur.
Face à cet élan de pessimisme quant à l’influence et l’approche occidentales aux grandes questions de sécurité, tous les intervenants américains ont unanimement souligné que ces questions n’ont pas lieu d’être. Étaient présents Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, Mark Esper, secrétaire général de la défense, et Mike Pompeo, secrétaire d’État. Tous trois se sont unis derrière la déclaration phare de ce dernier: « the West is winning », l’Occident est victorieux. Selon eux, il ne serait donc nullement question d’ouvrir le débat sur de nouvelles approches géostratégiques : la méthode employée par les États-Unis depuis la fin de la guerre froide est la seule et l’unique qu’il faille considérer.
Cette déclaration américaine visait notamment le débat autour de la 5G en Europe. Cette technologie, développée par Huawei et dont le monopole revient à la Chine, constituerait un rapprochement technologique considérable avec la puissance asiatique si elle venait à être adoptée. Un rapprochement vu d’un si mauvais oeil par les Américains qu’ils ont fait savoir lors de la conférence que l’adoption de la 5G pourrait compromettre l’alliance transatlantique incarnée par l’OTAN.
Toutefois, le clivage illustré par le débat autour de la 5G n’est que symptomatique d’un contexte de discordes beaucoup plus large. En effet, la fin de l’année 2019 a également été marquée par des déclarations chocs de la part du Président français Emmanuel Macron vis-à-vis de la sécurité européenne. En parlant de la « mort cérébrale de l’OTAN » et en accusant les États-Unis et la Turquie de poursuivre leur politique stratégique sans concerter les autres membres de l’alliance, il avait créé un certain malaise au sein des dirigeants européens. Le projet d’une sécurité européenne est encore au stade d’esquisse et se limite principalement à la création d’un fond européen de la défense. Il n’a donc pas beaucoup d’ancrage dans la réalité, de sorte qu’il paraisse inconsidéré à ce jour pour l’Europe de se proclamer indépendante des États-Unis sans courir à sa perte. Néanmoins, les Allemands se sont montrés plus réceptifs à Munich, et ont fait savoir qu’ils se rapprochent peu à peu de la position française sur le sujet.
Par ailleurs, Macron a davantage exalté le débat en évoquant le nucléaire français comme nouveau parapluie de sécurité, et en proposant de réengager un dialogue avec la Russie. En parallèle, un rapprochement entre la France et la Pologne s’effectue à feux doux, bien que chacune pousse à sa manière pour une approche différente vis-à-vis de la sécurité européenne. Qui plus est, la base européenne de la sécurité, malgré son stade encore rudimentaire, a espoir de prendre forme dans le futur; cela va simplement demander un certain temps.
Dans un contexte où les objectifs sécuritaires de l’Occident ne parviennent plus à être unanimes, ces débats soulignent une rupture entre les visions américaines et européennes, mais également un désir d’indépendance de la part de l’Europe. En contestant la vision entêtée américaine qui refuse de s’écarter de son approche géostratégique vieille de trente ans, l’Europe se détache de plus en plus du bloc occidental traditionnel. Elle prend conscience que la « diplomatie de l’égo » des États-Unis pourrait les faire passer à côté de changements de dynamiques géopolitiques qui méritent d’être pris en compte et adressés.
On voit donc apparaître un curieux paradoxe: pourtant affaiblie par le retrait du Royaume-Uni et la montée de l’euroscepticisme, l’UE semble désireuse de suivre son propre chemin. L’Europe est donc peut-être arrivée à un stade où il serait pertinent de créer son propre pôle sécuritaire indépendant. Il n’est pas question de s’allier d’un côté ou de l’autre, ni de rompre avec les idéaux occidentaux. Plutôt, il s’agit pour le continent politique de ne pas se soumettre davantage à l’influence américaine, et de défendre ses intérêts lorsqu’ils sont en conflit avec la stratégie avancée par les États-Unis.
Ceci étant dit, il faut tout de même souligner deux choses. D’une part, en dépit du narcissisme politique américain, les États-Unis sont d’une certaine façon co-dépendants de l’Europe : l’Occident ne peut prétendre à la même influence et à une hégémonie incontestée si le pôle européen s’en détache. De l’autre, le désir d’émancipation de l’Europe peut paraître idéologiquement louable, mais bien loin de pouvoir prétendre à se mettre en place de sitôt. L’Europe n’a pas en l’espace d’une nuit amassé les ressources nécessaires pour assumer son projet d’indépendance; Macron, même s’il obtient le soutien clé de l’Allemagne et se rapproche d’autres acteurs conséquents au sein de l’Europe, n’a pas non plus assuré un consensus au sein de l’UE vis-à-vis d’une rupture ferme avec les Etats-Unis.
Dans le futur, cela laisse donc envisager trois options possibles : soit les États-Unis parviendront à maintenir leur influence sur l’Occident et préserver l’unité du « bloc de l’Ouest » : soit le pôle européen s’imposera au sein de la sécurité et choisira sa propre voie, soit l’Europe parviendra à redessiner la trajectoire sécuritaire de l’Occident via un poids diplomatique et politique. Quoi qu’il arrive, l’approche eurocentrique se détache de la tradition occidentale, et ouvre la porte à un rééquilibrage des puissances.
Featured image: Mike Pompeo à la Conférence de Sécurité de Munich – MSC / Kuhlmann