Quand les policiers ne semblent plus nous protéger
Violences et racisme policiers en France : quels sont les faits?
Le meurtre de George Floyd, asphyxié par un policier à Minneapolis ce 25 mai dernier, a déclenché une vague de manifestations exceptionnelle, d’abord aux États-Unis puis tout autour du globe, pour dénoncer le racisme et la violence policière. En France, des milliers de manifestants sont sortis dans les rues pour réclamer justice et dénoncer une police dont l’impunité serait devenue excessive. Mais, face aux manifestants se peint aussi un autre tableau, impulsé par des personnalités comme Christian Jacob, président des Républicains (LR, droite). Selon lui, les « violences policières », la « police raciste » n’existent pas en France. Face à ces débats, il convient donc de se poser sérieusement la question : la police française est-elle excessivement violente, raciste?
Bavures policières ou violences policières?
Lorsqu’on parle de violences commises par les forces de l’ordre françaises, on parle couramment de « bavures policières » ou de « dérapages policiers » pour désigner des interventions où l’usage de la violence est nécessaire mais où les policiers calculent mal son degré approprié. Certains critiquent cependant ces expressions, en questionnant la nécessité elle-même de la violence dans les interventions policières.
Il convient donc d’abord d’examiner le cadre juridique dans lequel un policier a le droit d’employer des méthodes violentes telles que l’usage de la force, l’aérosol lacrymogène, la grenade de désencerclement, ou encore le bâton tonfa. Selon Aline Daillère, juriste et spécialiste de la police et des droits de l’homme, l’usage de la force par la police doit suivre trois principes fondamentaux en France :
- Le principe de légitimité : tout usage de la force doit avoir un objectif légitime comme, par exemple, interpeller une personne qui vient de commettre une infraction ou disperser un attroupement violent lors d’une manifestation.
- Le principe de nécessité : l’usage de la force doit être absolument nécessaire pour atteindre cet objectif légitime; il ne peut donc constituer qu’un dernier recours. Une fois l’objectif atteint, la force doit cesser.
- Le principe de proportionnalité : l’usage de la force ne doit pas entraîner de dommages excessifs par rapport aux bénéfices qui peuvent en être tirés. Si les dommages sont excessifs, il faut renoncer à l’usage de la force.
Toutefois, en pratique, ces principes sont souvent impudemment négligés, notamment lors de manifestations. Lors des rassemblements des « gilets jaunes » en 2019, par exemple, de nombreux agents ont été capturés en vidéo en train de frapper excessivement des manifestants (proportionnalité), en les frappant une fois leurs infractions cessées (nécessité), et même en les frappant sans qu’ils n’aient commis d’infraction (légitimité). Et ce, sans mentionner l’utilisation inadéquate — et dangereuse — d’équipement policier par certains agents. Le mouvement des « gilets jaunes » n’est d’ailleurs pas une exception, puisque des images similaires ont été observées lors des manifestations contre la Loi Travail en 2016 et contre la réforme des retraites en 2020. La situation en est arrivée à un point où le Comité contre la torture de l’ONU a émis des préoccupations quant aux « allégations d’usage excessif de la force par les fonctionnaires de police et de gendarmerie ».
Et si les images citées ci-dessus ne concernent que des interventions policières lors de manifestations — où les agents sont peut-être au coeur de l’action et ne mesurent pas forcément leurs forces avec prudence — nous verrons dans la suite du texte que la violence policière s’invite parfois dans des contextes inexplicables, notamment lorsqu’elle émane d’un sentiment raciste.
Lorsque les bavures touchent certains plus que d’autres
Avant de plonger dans le sujet, précisons que les termes racisme et discrimination raciale seront à distinguer dans le contexte de l’intervention policière, car ils n’entretiennent pas forcément un rapport de pure réciprocité. Comme l’écrit Fabien Jobard, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), « l’opinion (raciste) ne produit pas nécessairement de comportement (discriminatoire), de même que toute discrimination n’est pas nécessairement l’agrégation de décisions individuelles à caractère raciste. »
Ainsi, il existe bien de nombreux individus aux opinions racistes au sein des forces de l’ordre. C’est en tout cas ce qu’a démontré le site Streetpress, en révélant l’existence d’un groupe de quelque 8000 policiers sur Facebook sur lequel circulent des blagues racistes et même des appels au meurtre de personnes issues de l’immigration. La pression de groupe exercée via les réseaux sociaux et les messageries instantanées semble en effet déterminante dans la normalisation des attitudes racistes au sein de la police. Celles-ci seraient présentes « à tous les niveaux et notamment au plus haut sommet de la hiérarchie » selon un délégué syndical de la police. Mais, si certains policiers sont visiblement racistes, cela se traduit-il systématiquement par des discriminations raciales à l’encontre du citoyen?
Selon Sébastien Rocher, politologue et directeur de recherche au CNRS, toutes les études effectuées depuis plus de 10 ans montrent que la police en France a sans aucun doute des « comportements discriminatoires ». « Les non-blancs sont souvent les ‘suspects’ [et] sont traités de façon plus agressive lors des contrôles, ainsi que plus sanctionnés », dit-il. Le Défenseur des droits de la République, Jacques Toubon, confirme ces propos lorsqu’il mentionne qu’un jeune d’apparence noire ou maghrébine a 20 fois plus de chances d’être contrôlé qu’un jeune Blanc. En 2017, celui-ci montrait déjà que les jeunes hommes perçus comme Noirs ou Arabes étaient davantage tutoyés, insultés et brutalisés que l’ensemble de la population lors de leur dernier contrôle d’identité. Plus récemment, ces discriminations se sont manifestées lors du confinement dû à l’épidémie de COVID-19. « Souvent et naturellement », affirme un policier, « mes collègues excusaient les personnes blanches, les jeunes femmes qui n’avaient pas leur attestation, mais les personnes de couleur étaient verbalisées. »
Dans certains cas, le profilage racial prend même une dimension violente. C’est en effet ce que montrent les vidéos et déclarations choquantes de 18 jeunes Parisiens du 12e arrondissement. Pendant trois ans, ces jeunes ont subi des insultes, des moqueries racistes, des fouilles spontanées et des coups répétés de la part des forces de l’ordre. Ces violences se sont produites sans motif apparent autre que le désir personnel des agents concernés. Face à ces révélations, reste donc une question : cette situation constitue-t-elle une exception, ou le racisme a-t-il une dimension systémique dans la police française?
L’opinion est alors beaucoup plus partagée, tout simplement parce qu’il est difficile de démontrer statistiquement l’existence d’un « racisme systémique » au sein des forces de police. Tandis que Laurent Nuñez, secrétaire d’État à l’Intérieur, affirme qu’il n’existe pas, Jacques Toubon, lui, plaide bien pour une analyse de discrimination systémique. « C’est la première fois qu’une instance étatique comme le Défenseur des droits reconnaît un système discriminatoire, et cela au sein de la police» , s’est alors réjoui Slim Ben Achour, avocat du collectif de jeunes s’étant fait harceler à plusieurs reprises par la police du 12ème arrondissement de Paris.
L’impunité ou la justice?
Les forces de l’ordre françaises sont donc bel et bien autrices de violences illégitimes et de discriminations, et il va de soi que les agents concernés doivent être sanctionnés en conséquence. En France, la principale institution chargée de contrôler les services actifs de la police est l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), couramment appelée la « police des polices ». En menant audits et enquêtes, elle veille au respect du Code de déontologie de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale. Or, l’IGPN est souvent accusée d’accorder une impunité excessive aux forces de l’ordre, en partie à cause de son manque d’indépendance vis-à-vis du ministère de l’Intérieur, qui a historiquement porté un discours très protecteur de la police.
En 2016, l’Association chrétienne pour l’abolition de la torture (ACAT) montrait dans une étude extensive que « dans plus de 90% des cas [de violences policières excessives] étudiés, les agents de forces de l’ordre n’ont pas été condamnés ». Et ce, pour des raisons multiples : « difficulté de déposer plainte », peine à obtenir une enquête « effective » ou même « aboutie », « disparition d’éléments probants », « déclarations manifestement mensongères des forces de l’ordre », « menace de condamnation pour outrage et rébellion », la liste est longue. Ces exemples, bien que ne peignant pas un portrait complet de l’impunité policière en France, nous aident à comprendre l’incapacité de l’IGPN à contrôler les bavures policières de manière efficace et nous montrent à quel point, comme le dit l’ACAT, « obtenir justice [face à la police] est souvent un parcours du combattant.»
À ces constats s’ajoute par ailleurs celui d’une « opacité flagrante » concernant les données de violences policières qui, selon l’ACAT, sont loin d’être exhaustives. L’IGPN sous-estimerait systématiquement les bavures policières dans ses statistiques. De plus, en 2019, au moment-même où elle se voit accusée de cacher ou minimiser les problèmes de racisme au sein de ses troupes, l’IGPN fait disparaître de son rapport annuel la case « injures à caractères raciste ou discriminatoire », comme pour en minimiser la pertinence.
Et maintenant, quel chemin?
Sous l’impulsion des manifestations, les critiques de la police se sont multipliées ces dernières semaines partout en France. La police s’est en effet montrée défaillante à plusieurs reprises, que ce soit en intervenant de façon inappropriée, en discriminant sur la base de la couleur de la peau, ou en s’accordant une impunité excessive. Si le manque de données nous empêche de mesurer l’étendue exacte de ces défaillances, il devient au moins clair que quelque chose doit changer.
Pour régler ces problèmes, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a pour la première fois défendu une « tolérance zéro » au racisme au sein de la police, et a annoncé la suspension immédiate des fonctionnaires en cas de « soupçon avéré » de racisme. Mais d’autres mesures doivent accompagner ces annonces afin de modifier, encadrer et lutter contre les comportements racistes dans les forces de l’ordre. Le Défenseur des droits a par exemple proposé la mise en place d’un ticket qui serait distribué lors de chaque contrôle d’identité. Ce mécanisme permettrait non seulement de rendre plus précises les statistiques sur les contrôles d’identité, mais obligerait aussi les agents à agir de façon responsable puisque leurs actions ne seraient plus « ni vues, ni connues ». Des réformes sont aussi proposées au niveau institutionnel : pour remédier aux défaillances de l’IGPN, certains plaident pour la création d’une instance indépendante issue de la société civile chargée d’enquêter spécifiquement sur les bavures policières. Si Castaner ne va pas si loin, il invoque au moins la nécessité de « réformer » l’institution.
Ces propositions semblent aller dans le droit chemin, mais face à celles-ci certaines craintes sont soulevées, que ce soit de la part de Christian Jacob (LR) ou de la police elle-même. Ces-derniers dénoncent une « présomption de culpabilité » dans le discours de Castaner et une « stigmatisation » du service policier. Dans plusieurs manifestations organisées autour du pays, les policiers déclarent se sentir « abandonnés » par leur ministre, qui semble soudain les traiter de « racistes ». Mais, si ces préoccupations sont compréhensibles, les propositions ci-dessus ne doivent pas être interprétées comme des attaques à l’institution de la police; elles doivent être interprétées comme des tentatives de lui redonner sa grandeur. Car même s’il est possible que les bavures policières ne soient que le fruit d’une minorité de policiers, cette minorité agit au nom de l’institution de police dans sa totalité. Laisser passer ces policiers dans l’impunité, uniquement pour protéger le « nom » ou la « réputation » de la police, peut finalement représenter la mort de l’institution de police.
Featured image: Des policiers avant les manifestations des «gilets jaunes» en avril 2019. Image par Jacques Paquier, licence CC BY 2.0.
Edité par Anja Helliot